Franceinfo - le dimanche 28 juillet 2019
GRAND FORMAT. "NOUS PERDONS NOS LIBERTÉS" : CES HABITANTS DE HONG KONG SE BATTENT POUR PRÉSERVER LEUR IDENTITÉ FACE À LA CHINE
"Sous les feux du soleil, on apercevait un hérissement gigantesque de murs et de toits, une masse d'édifices compacte et soudée comme un bloc. Cette île était Hong Kong." Soixante ans plus tard, les mots de Joseph Kessel dans Hong Kong et Macao écrits en 1957 résonnent encore dans cette ville bouillonnante, où le temps ne semble jamais s’arrêter. Certes, les jonques de pêcheurs qui voguaient autrefois le long de la rivière des Perles ont disparu au profit des ferries touristiques et les rangées de gratte-ciels à l’architecture parfois délirante cachent désormais les anciens bâtiments coloniaux... Mais le romancier français avait vu juste : "Pourquoi, au milieu de tant d'autres, Hong Kong a-t-elle cet aspect, ce destin prodigieux ?"
Rétrocédée à la Chine en 1997 après avoir été une colonie britannique pendant cent cinquante-cinq ans, Hong Kong est un territoire unique. Régie selon le principe "d’un pays, deux systèmes", la ville aux 7,4 millions d’habitants possède son propre gouvernement, sa propre monnaie et rédige ses lois. Ses langues officielles sont le cantonais et l’anglais. Toutefois, cette identité inclassable est de plus en plus menacée par Pékin, dont la mainmise inquiète les habitants. Cinq ans après le mouvement des Parapluies en 2014, les Hongkongais redescendent dans la rue pour demander le retrait définitif d'un projet de loi qui faciliterait les extraditions vers la Chine continentale et l’instauration de la démocratie. Plongée au cœur d'un territoire à l'identité unique.
"LA JEUNESSE PERD ESPOIR"
C’est devenu une habitude. Depuis un mois, lorsque Isaac Chung passe un coup de téléphone, le son change brusquement au milieu de la conversation. "C’est assez identifiable, on entend comme un écho lointain et une sorte de respiration, décrit l’étudiant de 19 ans à l’allure sage. C’est le gouvernement qui m’écoute", certifie-t-il sans ciller derrière ses fines lunettes, debout dans les locaux de Demosisto, une organisation politique pro-démocratie créée par la jeunesse hongkongaise à la suite du mouvement des Parapluies de 2014. Pendant 79 jours, des centaines de contestataires, principalement des jeunes, avaient occupé Central, un quartier de Hong Kong, pour demander l’instauration du suffrage universel. En vain.
Depuis qu’il a repris la vice-présidence de Demosisto il y a deux mois, Isaac Chung se dit fréquemment écouté, observé. Pour le retrouver, il faut d’ailleurs suivre des indications précises : le local du mouvement est caché au 21e étage d’une vieille tour désaffectée de Kwai Hing, un quartier résidentiel autrefois rempli d’usines, mais aujourd'hui délocalisées en Chine continentale pour la main d’œuvre moins chère.
Issac Chung sur son ordinateur à Hong Kong, le 17 juillet 2019. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)
A observer le désordre qui règne dans la pièce d’une vingtaine de mètres carrés, on devine que ces dernières semaines ont été agitées. Sur les étagères, des ouvrages politiques – comme le classique 1984 de George Orwell – s’entassent derrière des cartons remplis de haut-parleurs, de parapluies, de casques de chantier, de masques de piscine et de gilets fluo.
Une dizaine de planches de natation encore emballées dans du plastique ont été entreposées dans un charriot. Elles sont utilisées comme boucliers pour se protéger des balles en caoutchouc tirées par la police. "Ces dernières semaines, la police a fait preuve d’une violence inédite envers les manifestants. Une dizaine de personnes ont été arrêtées et accusées d’émeute. Elles risquent jusqu’à dix ans de prison", déplore-t-il.
Rien ne prédestinait Isaac Chung à un tel engagement politique. "Mes parents sont pro-Pékin. Donc, je l’étais naturellement quand j’étais plus jeune, étaye-t-il en pianotant sur son ordinateur bardé de stickers anti-gouvernement. Dans les familles chinoises traditionnelles, on estime qu’obéir à son pays c'est comme obéir à sa famille", reprend l'étudiant en sociologie. "Pays" se prononce d'ailleurs "kwok ka" en cantonais, une alliance des mots "nation" et "famille". "Mes parents estiment que c’est le pays qui nous permet de vivre et qu'il ne faut pas remettre en cause son autorité", reprend Isaac Chung, le visage fermé.
On se dispute très souvent avec mes parents, notamment sur la légitimité de la violence lors des manifestations. Moi, je pense que c'est une façon d'exprimer ses revendications, mes parents pensent que ça détruit l'ordre du pays.
Isaac Chung, vice-président de l'organisation pro-démocratie Demosisto.
Comme de nombreux habitants nés après la rétrocession de 1997, l’engagement politique d’Isaac Chung a débuté en 2014 avec le mouvement des Parapluies. "Jusqu’ici, les Hongkongais s’intéressaient peu à la politique et pensaient surtout à leur réussite sociale et économique. Mais en occupant les rues, une réelle conscience politique est née, analyse-t-il. C’était merveilleux, le paradis, tout le monde s’aidait."
Aujourd’hui, la mobilisation agrège une multitude de griefs. "Beaucoup de jeunes en ont marre de subir cette immense pression sur leur scolarité. Tout est joué d’avance : tu as beau travailler très dur, tout dépend de l'établissement où tu étudies", confie Isaac, désabusé. Les élèves sont parfois obligés d'apprendre à lire dès l'âge de 2 ans pour espérer ensuite intégrer les meilleures écoles maternelles. Les lycées sont, quant à eux, classés en trois catégories, le premier groupe étant réservé aux élèves les plus doués, tandis que le troisième regroupe les élèves présentant des difficultés d’apprentissage.
Résultat, si Hong Kong est l'un des territoires les plus riches d’Asie, les inégalités y sont criantes. En 2017, le coefficient de Gini – qui mesure les inégalités au sein d’une population – indiquait que les revenus des 10% de foyers les plus riches étaient 44 fois plus élevés que ceux des 10% de foyers les plus pauvres. Selon un indice du bonheur mesuré par deux universités de Hong Kong la même année, la jeunesse actuelle est la plus malheureuse depuis une décennie, surtout chez les moins de 29 ans, et le taux de suicide est alarmant, relate le South China Morning Post (article en anglais).
"La plupart d’entre nous ont eu la chance de bénéficier de la réussite de nos parents. Mais aujourd’hui, on veut développer nos propres intérêts : l’art, la littérature... reprend-il. Cette situation est aggravée par l'empiètement de Pékin sur nos libertés. La jeunesse hongkongaise perd espoir." En 2012 notamment, Pékin avait voulu imposer à l’école primaire des cours d’"éducation patriotique", un "lavage de cerveau" pour Isaac, qui avait conduit à une intense mobilisation de la part des jeunes et au retrait du projet.
Pour l'étudiant, le changement passe d'abord par la refonte du système politique, qu'il juge inféodé à Pékin. Le chef de l'exécutif est ainsi élu par un comité de 1 200 membres appelé "le Petit Cercle", directement choisis par Pékin et chaque député élu au Conseil législatif doit prêter allégeance au pouvoir central. En 2016, des députés pro-démocratie avaient été destitués, car ils avaient refusé de prononcer correctement ce serment.
"De toutes façons, mon futur est fichu, reprend Isaac Chung dans un soupir. Comme je me bats pour la démocratie, je suis fiché. Mais je crois que si tu as des valeurs, alors il faut te battre pour elles. Il s'agit de notre futur à tous."
"JE RÊVE D'AVOIR MON PROPRE APPARTEMENT"
Le combat quotidien de la famille Cheung n'est pas celui de la démocratie, et pourtant, à Hong Kong, il est tout aussi politique. Depuis un an, Cheung Ho Mei Ying, son mari et sa fille habitent dans une pièce de 9 mètres carrés au huitième étage d'un immeuble délabré du quartier de Sham Shui Po, au nord de la péninsule de Kowloon. Ce district, l'un des plus pauvres de Hong Kong, est habité essentiellement par la classe ouvrière, des personnes âgées démunies, et ceux que les locaux appellent les "nouveaux immigrants", des ruraux venus de Chine continentale à la recherche d'un travail et d'une vie meilleure.
"C'est très petit et inconfortable, mais on ne peut pas se payer autre chose", murmure Cheung Ho Mei Ying, mère de 33 ans, en essayant de déplier des chaises. Dans la pièce exiguë et tout en longueur, une seule personne peut s'asseoir à la fois. Les autres doivent rester debout ou se caler sur le lit superposé qui occupe presque la totalité de l'espace. Cheung Ho Mei Ying et son mari, Cheung Hing, occupent le lit du bas tandis que leur fille de 12 ans Cheung Hou Ying dort, joue et fait ses devoirs dans le couchage du haut.
En ce mois de juillet, la chaleur est étouffante dans la pièce éclairée par la lumière froide des néons. Une odeur de renfermé mélangée à des vapeurs de nourriture remplit les narines. Sur une étagère, un ventilateur projette une brise tiède qui peine à sécher les vêtements accrochés aux barreaux du lit.
Comme près de 210 000 Hongkongais, la famille Cheung habite dans un appartement "subdivisé", en réalité la cuisine, le salon ou la salle de bain d'un appartement transformé en logement individuel par des propriétaires peu scrupuleux. A Hong Kong, il n'existe aucune loi qui définisse un minimum de surface louable. Ces micrologements abondent et coûtent en général moins de 150 euros par mois (un peu plus de 1 300 dollars hongkongais), une pacotille comparée à la médiane des loyers hongkongais estimée à 2 000 euros par mois, précise le South China Morning Post (article en anglais). La métropole est classée troisième ville la plus chère du monde en termes de loyers, derrière Tokyo et Moscou, et le logement est un problème endémique.
Le loyer des Cheung est encore plus cher. "On paye 3 200 dollars hongkongais [environ 367 euros], mais c'est sans compter l'électricité, l'eau et les taxes diverses, reprend Cheung Ho Mei Ying en comptant sur ses doigts. Une fois qu'on a payé tout ça, il ne nous reste quasiment rien." Debout derrière elle, son mari, au chômage, acquiesce de la tête, le regard fixé vers le sol.
La famille Cheung fait partie des milliers d'habitants qui survivent à Hong Kong. Femme de ménage dans des entreprises de construction, Cheung Ho Mei Ying a quitté en 2013 la région de Guandgong, dans le sud de la Chine, pour venir s'occuper de son père malade à Hong Kong. L'homme vivait dans un appartement aussi petit que le sien et elle ne pouvait pas se permettre de partager son habitation. Avec un salaire de 1 490 euros, "dans le meilleur des cas", la jeune femme a donc dû se résoudre à louer cette pièce sordide avec sa famille.
Il fait toujours terriblement chaud, le ventilateur n'aère pas toute la pièce et avec l'humidité, on a du mal à respirer et on tombe malade.
Cheung Ho Mei Ying
Depuis, chaque jour est une épreuve dont les moindres détails sont réglés. La plupart du temps, les Cheung restent dehors, malgré le tournis provoqué par l'animation du quartier, les klaxons des voitures et les lumières incessantes. "Au moins, on a de l'espace et il fait moins chaud", reprend Cheung Ho Mei Ying, en passant la main sur son visage abîmé par de multiples brûlures. Mais à chaque repas, il faut remonter à pied les huit étages de l'immeuble, car manger à l'extérieur coûte trop cher. "C'est vraiment le plus épuisant, soupire-t-elle. Je rêve d'avoir mon propre appartement un jour."
Dans un an, la famille Cheung pourra enfin postuler à un logement social. Seules les personnes ayant vécu au moins sept ans à Hong Kong peuvent en faire la demande, mais le temps d'attente est de quatre ans en moyenne, selon des statistiques officielles. Une durée qui s'explique par le peu de terrains constructibles disponibles et le manque d'engagement de l'Etat. En attendant, la famille est aidée par une association. Elle donne notamment des cours à Cheung Hou Ying, qui doit rentrer au collège en septembre. "Je pense surtout à l'avenir de ma fille, confie Cheung Ho Mei Ying en regardant l'adolescente silencieuse. J'aimerais qu'elle puisse étudier et réussir à l'université. Mais comment y parvenir dans ces conditions ?"
"EN CHINE, CE LIVRE NE POURRAIT PAS ÊTRE VENDU"
Jimmy Pang a installé sa maison d'édition à deux stations de métro de la famille Cheung, dans le vibrant quartier de Mong Kok, aussi connu pour être l'un des coins les plus densément peuplés de la planète avec en moyenne près de 130 000 personnes au kilomètre carré. Dans ces rues bruyantes et poisseuses, des enfilades d'immeubles gigantesques côtoient des centres commerciaux surclimatisés, des restaurants, discothèques, salons de massage et divertissements en tout genre. C'est dans ce décor fiévreux que des cinéastes hongkongais – Wilson Chin, Derek Yee – ont filmé leurs personnages de mafieux régnant sur le monde de la nuit.
Editeur indépendant et critique culturel de renom, Jimmy Pang, 63 ans, est un anti-conformiste qui se bat pour préserver la singularité de Hong Kong. "Pékin essaye de faire disparaître tout ce qui constitue notre identité : notre langue, nos livres, nos lois", dénonce-t-il, assis derrière son stand lors de l'annuel Salon du livre de Hong Kong. "Vous voyez ce livre ?, interroge-t-il en montrant un album blanc intitulé Révolution. Il est considéré comme 'sensible', car il traite de révolutions à travers le monde, en Inde, à Singapour... En Chine, il ne pourrait pas être vendu à cause de la censure et pourtant, il s'agit simplement d'histoire !", se désole-t-il en remettant en place ses lunettes carrées.
Vêtu d'une légère chemisette à fleurs, la silhouette longiligne, Jimmy Pang fait partie des rares éditeurs indépendants à encore publier des livres jugés nuisibles par le pouvoir central. Sa maison d'édition Subculture imprime chaque année vingt ouvrages traitant de politique, d'histoire, de sous-culture et de linguistique. "Ce n'est pas beaucoup. Au début des années 2000, j'en publiais trois fois plus !", précise-t-il en déplaçant une pile de livres sur une autre.
Mais depuis la rétrocession en 1997, l'intellectuel observe avec tristesse le lent délitement de la culture hongkongaise, étouffée par la pression de plus en plus concrète de Pékin. "Avant ça, la culture à Hong Kong était florissante, c'était l'âge d'or, se rappelle-t-il. Dans les années 1980-1990, il existait une totale liberté d'expression et une créativité incroyable, c'était la meilleure époque !, décrit-il avec entrain. C'est à cette époque que la cantopop ou HK-pop, émerge, une musique populaire portée par les ballades romantiques du groupe Beyond et les voix mélancoliques d'Alan Tam et Anita Mui.
"Le cinéma hongkongais était à son apogée, en plein boom", reprend l'éditeur. Les cinéastes comme John Woo ou Johnnie To rencontrent un succès mondial avec leurs films sur les gangsters des triades, tandis que Jackie Chan popularise le kung-fu dans Le Maître chinois (1978) ou Le Flic de Hong Kong (1985). "C'est aussi avant 1997 qu'une seconde génération de cinéastes, plus alternatifs, est née, dont Wong Kar-wai fait partie, précise-t-il.
Et puis, lentement, après la rétrocession, "Pékin a commencé à empiéter de plus en plus sur nos libertés", reprend Jimmy Pang d'une voix ferme. Le pouvoir communiste instaure en 1998 le mandarin comme sujet d'étude dans les écoles et fait savoir qu'il souhaite que le putonghua (mandarin standard) devienne la langue officielle de l'enseignement. Aujourd'hui, 70% des écoles primaires et 25% des écoles secondaires à Hong Kong utilisent le mandarin en cours, relate BBC News (en anglais).
"Sauf que le cantonais est notre langue, pas le mandarin, assène Jimmy Pang. C'est notre héritage, c'est dans cette langue que nos ancêtres ont écrit leurs poèmes et les récits qu'ils nous ont transmis, affirme-t-il. S'attaquer au cantonais, c'est s'attaquer à notre culture."
"Pékin est une dictature qui veut tout contrôler. Et contrôler le language, c'est contrôler les esprits et notre capacité à critiquer."
Jimmy Pang, éditeur et critique culturel.
Autre inquiétude, le rachat de nombreuses librairies par des investisseurs chinois provoquant la disparition progressive des petites enseignes, qui vendent les livres édités par Jimmy Pang. Les ouvrages traitant de sujets interdits par Pékin comme l'indépendance de Hong Kong ou de Taiwan, le localisme ou la révolte de Tiananmen ont désormais disparu des rayons.
"En trente-cinq ans de carrière, aucun officiel chinois n'est venu me voir, nuance Jimmy Pang. Mais il existe une réelle pression économique, atteste l'éditeur. C'est devenu si dur de faire ce métier. Si vous êtes indépendant, vous devez réfléchir à chaque livre que vous imprimez. Est-ce que le sujet est sensible pour Pékin ? Est-ce qu'il va vous faire perdre de l'argent ?", interroge-t-il entre deux annonces au micro au public.
En 2015, la disparition "mystérieuse" de cinq libraires de Causeway Bay a aggravé la situation. Les cinq hommes vendaient des livres sur la vie privée d'officiels chinois, comme Xi Jinping. Ils ont subitement réapparu en Chine quelques jours plus tard, Pékin affirmant qu'ils étaient impliqués dans des "activités illégales". "Depuis, les éditeurs n'osent plus imprimer des livres qui déplaisent à Pékin, ils ne veulent pas se mettre en danger, déplore Jimmy Pang. Malgré la menace, l'éditeur ne compte pas s'arrêter là. L'article 27 de la Constitution hongkongaise garantit en effet "la liberté d'expression, de presse et de publication". Il fait une pause, puis glisse avec malice : "Cette loi me protège. Donc jusqu'ici, je n'ai rien fait d'illégal, non ?"
"NOTRE VIE ÉTAIT MEILLEURE SOUS LA GOUVERNANCE BRITANNIQUE"
Jusqu'ici, Ivy Lai s'est toujours sentie hongkongaise. Mais aujourd'hui, cette retraitée ne sait plus trop ce que ça veut dire. Née dans le quartier de Sham Shui Po en 1951, elle porte un regard désenchanté sur sa ville. Des fastueuses décennies 1980 et 1990, caractérisées par l'émulation culturelle et le développement, elle ne garde que des souvenirs doux-amer. "Il n'y a jamais eu de démocratie à Hong Kong, c'est vrai, lance-t-elle, assise sur une chaise en plastique dans son petit appartement aux murs verts. Mais avant la rétrocession, sous la gouvernance britannique, nous étions beaucoup plus libres qu'aujourd'hui et notre vie était meilleure", affirme-t-elle le regard triste.
Depuis quarante ans, cette Hongkongaise aux cheveux bleus et aux bras parsemés de tatouages fleuris vit avec son mari dans un petit logement social situé dans une tour du quartier de Sha Tin. Un deux-pièces d'une vingtaine de mètres carrés où elle a entreposé toute sa vie : des rangées de bibelots à l'effigie de la famille royale britannique, des petites fioles d'alcool, des parfums miniatures et des vases un brin kitsch. Et puis surtout, des piles d'archives du 1er juillet 1997, ce jour historique où Hong Kong a été rétrocédé à Pékin, après avoir été pendant cent cinquante-cinq ans sous drapeau britannique.
"Je me souviens parfaitement de ce moment. Dans la soirée du 30 juin, je me suis rendue à une manifestation pro-démocratique pour demander la libération d'opposants au régime de Pékin, raconte-t-elle en montrant des journaux imprimés le lendemain. Puis, à minuit, je suis rentrée chez moi pour regarder la cérémonie." Le retour à la mère patrie est célébré en grande pompe et retransmis dans le monde entier. Devant le prince Charles, héritier de la couronne britannique, et le Premier ministre chinois, Li Peng, le dernier gouverneur britannique de Hong Kong, Chris Patten, déclare, les larmes aux yeux : "Il revient désormais aux Hongkongais de gouverner Hong Kong. Ceci est une promesse et une destinée inébranlable."
"Au fond de moi, j'éprouvais des sentiments contraires, reprend Ivy Lai, en touchant ses boucles d'oreilles en argent. D'un côté, je pensais que la Chine deviendrait démocratique grâce à Hong Kong. De l'autre, je n'avais aucune idée de ce que nous préparait le régime communiste chinois. On avait tous suivi la répression lors de la révolution culturelle, donc on ne savait pas à quoi s'en tenir. C'était une grande période d'incertitude, beaucoup de personnes sont parties", développe-t-elle en montrant une photo dédicacée du dernier gouverneur britannique, Chris Patten, et un de ses ouvrages, D'Est en Ouest.
"Depuis cette date, je ne vois qu'une lente destruction de notre système et la diminution continue de nos libertés", affirme-t-elle en allant chercher son oiseau dans une cage. Un perroquet déplumé à la queue rouge, capable de lancer des "hello" à l'improviste. "Sous la colonisation britannique par exemple, beaucoup de Hongkongais très pauvres qui n'avaient pas fait d'études pouvaient créer leur entreprise et bien gagner leur vie. C'était mon cas."
A la fin des années 1970, Ivy Lai ouvre une boutique de vêtements dans le quartier de Tsim Sha Tsui. Elle y vend des robes, des vestes, des pantalons qu'elle dessine elle-même. Le magasin est petit, mais lui rapporte suffisamment pour bien faire vivre sa famille, son mari et son fils. Elle s'achète une voiture et une petite maison dans la campagne hongkongaise.
"Les Britanniques nous ont permis de profiter de la croissance et d'améliorer notre quotidien. Ce sont aussi eux qui ont construit les premiers logements sociaux à Hong Kong."
Ivy Lai.
Lors de son temps libre, Ivy Lai est auxiliaire de police dans le sulfureux quartier de Mong Kok, "par curiosité, pour sa complexité", précise-t-elle l'air de rien. "La police hongkongaise était très corrompue à cette époque. Je voyais des officiers récolter l'argent du trafic de drogue ou piquer des cigarettes lorsqu'ils passaient devant les magasins, se souvient-elle. Ce sont encore les Britanniques qui ont créé la Commission indépendante contre la corruption pour combattre les compromissions dans la police et les entreprises, rappelle-t-elle, quitte à oublier que tout était loin d'être rose pour autant.
En 1967 notamment, des Hongkongais s'étaient révoltés contre le colonisateur et les violences avaient fait 51 morts. Les arrestations s'étaient multipliées ainsi que les passages à tabac de protestataires par la police. Selon l'historien John Carroll de l'Université de Hong Kong, "les réformes démocratiques étaient surtout un moyen pour les Britanniques de conserver Hong Kong le plus longtemps possible, écrit-il dans le South China Morning Post (article en anglais). De son côté, la Chine voyait dans la ville, "sa porte d'entrée vers le capitalisme".
Que Pékin et Londres aient eu toutes deux des intérêts à conserver Hong Kong sous statut colonial, Ivy Lai n'en doute pas. "Il n'empêche que nous perdons nos libertés depuis la rétrocession. Notre système juridique hérité du système britannique s'affaiblit et la promesse de démocratie est sans cesse repoussée par Pékin", dénonce-t-elle en lançant une noix à son perroquet.
En 2003, le gouvernement hongkongais a notamment tenté de faire passer un projet de loi sur la sécurité nationale pour interdire "la trahison, la sécession [et] la subversion" contre le gouvernement central chinois. Des manifestations monstres conduisent à l'annulation du projet. "Depuis, ils nous ont permis de voter, mais c'est Pékin qui choisit les candidats !", ironise Ivy Lai. Pour la retraitée, le destin de Hong Kong semble déjà tout tracé. "Le principe 'un pays, deux systèmes' n'existera peut-être plus, souffle-t-elle, fataliste. Hong Kong deviendra une ville à part entière de la Chine et disparaîtra. Et notre identité avec."
*** Texte et photos : Elise Lambert,
envoyée spéciale à Hong Kong ***
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