Franceinfo - le jeudi 15 mars 2018
Comment la tentative d'assassinat d'un ancien agent double russe empoisonne les relations entre Londres et Moscou
Sergueï Skripal et sa fille Youlia ont été retrouvés empoisonnés, dimanche 4 mars, dans la petite ville de Salisbury, dans le sud de l'Angleterre
Un policier interdit l'accès au parc où l'ex-agent double Sergueï Skripal et sa fille Youlia ont été retrouvés empoisonnés neuf jours plus tôt, mardi 13 mars 2018 à Salisbury, dans le sud de l'Angleterre. (GEOFF CADDICK / AFP)
C'est un minuscule parc, d'une trentaine de mètres de long sur une vingtaine de large, coincé entre la rivière Avon et un petit centre commercial aux briques rouges, le Maltings. Mais ce dimanche 4 mars, en milieu d'après-midi, une scène inhabituelle attire l'attention des badauds qui se promènent dans ce coin fréquenté de Salisbury, dans le sud de l'Angleterre : un sexagénaire bedonnant est avachi sur un banc, l'air complètement ailleurs, en compagnie d'une trentenaire elle aussi comateuse.
"Elle était appuyée sur lui, un peu comme si elle s'était évanouie. Lui faisait des mouvements étranges avec ses mains, les yeux levés au ciel, raconte Freya Church, témoin de la scène, à la BBC. J'étais anxieuse. Je me suis dit qu'il fallait que j'intervienne, mais pour être honnête, ils avaient l'air d'être tellement ailleurs que j'ai pensé que même si je m'approchais, je ne saurais pas comment les aider."
Avant l'arrivée de la police sur les lieux, à 16h15, on pense à une banale histoire d'excès de drogue, même si les deux victimes n'ont pas l'allure de junkies. Mais les autorités se rendent vite compte qu'il s'agit d'une urgence médicale et à 17h10, le sexagénaire et la trentenaire sont transportés à l'hôpital, où ils sont toujours dans un état critique. Les premiers journalistes de l'hebdomadaire local, le Salisbury Journal, arrivent sur les lieux à 17h43, raconte le Guardian.
L'affaire prend une tournure plus inquiétante quand les policiers et ambulanciers dépêchés sur les lieux se plaignent à leur tour de difficultés à respirer et d'irritations aux yeux. Un policier est toujours hospitalisé et se trouve dans un état "grave mais stable", selon The Sun.
Un ex-agent double devenu monnaie d'échange
Ce n'est que lorsque les victimes sont identifiées que ce fait divers prend une dimension internationale : le sexagénaire est Sergueï Skripal, un ancien espion russe qui a travaillé au service de Sa Majesté, et la trentenaire est sa fille Youlia, venue de Moscou lui rendre visite. L'homme n'a rien d'un inconnu : il a été recruté à partir de 1995 par le MI6, qui souhaitait tirer profit de sa position privilégiée au sein du GRU, les redoutés services de renseignements de l'armée russe. L'agent double avait ensuite passé quatre ans au ministère des Affaires étrangères russe, avant de devenir professeur à l'Académie militaro-diplomatique du ministère de la Défense.
Jusqu'à son arrestation en 2004, Sergueï Skripal avait fourni l'identité de plusieurs dizaines d'agents secrets russes opérant en Europe et des informations sur les unités militaires russes et leur état de préparation au combat. En échange, il aurait reçu 100 000 dollars, perçus via un compte bancaire en Espagne. Démasqué, il avait été condamné en août 2006 à 13 ans de camp à régime sévère.
Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là : en 2010, l'arrestation spectaculaire de dix agents russes "dormants" aux Etats-Unis remettait Sergueï Skripal au cœur de l'attention. Il est échangé, comme d'autres agents doubles emprisonnés par Moscou, contre les 10 agents russes. Au terme de cet échange historique, le plus important depuis la fin de la Guerre froide, il se réfugie au Royaume-Uni où il menait une vie discrète.
Une arme chimique qui agit sur le système nerveux
A Londres, alors que l'ex-agent double et sa fille sont toujours hospitalisés dans un état critique, la police antiterroriste s'active. Le premier objectif est d'identifier la substance utilisée pour empoisonner les deux victimes. Mardi 7 mars, en début de soirée, le patron de la police antiterroriste Mark Rowley prend finalement la parole devant la presse à Londres : père et fille ont été victimes d'une "tentative de meurtre par l'administration d'un agent innervant". Autrement dit, une substance chimique qui agit sur le système nerveux. Parmi les plus connues figurent le sarin, le tabun, ou encore l'agent VX, utilisé pour assassiner le demi-frère de Kim Jong-un.
De son côté, le ministre des Affaires étrangères Boris Johnson n'avait pas attendu cette nouvelle pour pointer du doigt Moscou. La veille, il estimait devant des députés que cette affaire lui rappelait furieusement le cas d'Alexandre Litvinenko, ancien agent des services secrets russes empoisonné au polonium-210 en 2006, là aussi au Royaume-Uni. Une enquête britannique avait alors mis en cause la responsabilité de Moscou.
"Si l'enquête démontre la responsabilité d'un État, le gouvernement de Sa Majesté répondra de façon appropriée et ferme". devant les députés
La petite ville d'Angleterre bouclée par la police
Sur le terrain, la presse du monde entier débarque pendant que les autorités continuent leurs recherches. Des policiers passent au peigne fin tous les endroits fréquentés à Salisbury par Sergueï Skripal et sa fille pour déterminer la provenance de l'agent innervant. Une contamination "limitée" est rapidement constatée dans un restaurant italien et un pub où les deux victimes s'étaient rendues avant d'être retrouvées dans le parc. Le 11 mars, la médecin-cheffe de la Santé publique britannique invite au micro de la BBC les centaines de personnes ayant fréquenté ces lieux le jour ou le lendemain de l'empoisonnement à laver leurs vêtements et nettoyer sacs à main, lunettes et téléphones portables avec des lingettes désinfectantes.
Des renforts militaires sont également dépêchés à Salisbury pour déplacer des objets et des véhicules potentiellement contaminés. Les cordons de police ont été étendus autour de la maison de l'ex-espion, ainsi qu'au cimetière de la ville également interdit d'accès : des individus en combinaisons de protection et équipés de masques à gaz se sont affairés samedi autour de la tombe de l'épouse de Sergueï Skripal, morte en 2012 d'un cancer, et de la pierre commémorative érigée à la mémoire de son fils, emporté l'an dernier par une maladie du foie.
Une crise diplomatique entre Londres et Moscou
Lundi 12 mars au soir, Theresa May réagit finalement. Devant le Parlement, la Première ministre britannique annonce que les investigations ont révélé que l'agent innervant utilisé pour empoisonner l'ex-agent double appartient au groupe des agents "Novichok" mis au point par la Russie et somme Moscou de s'expliquer d'ici mardi à minuit.
Il est hautement probable que la Russie soit responsable des actes qui ont visé Sergueï et Youlia Skripal. (...) "Il s'agit soit d'une action ciblée de l'Etat russe contre notre pays, soit d'une perte de contrôle du gouvernement russe d'un agent innervant potentiellement dévastateur". devant le Parlement
De fait divers local, l'affaire devient alors une crise internationale aux relents de Guerre froide. Accusant Londres de "colonialisme", le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a rejeté "l'ultimatum" lancé par Theresa May.
"La Russie est innocente".
Moscou "est prêt à coopérer" à l'enquête "si la Grande-Bretagne remplit ses obligations internationales", a encore déclaré mardi le ministre des Affaires étrangères russe, avant de réclamer l'accès à la substance chimique incriminée pour effectuer de nouvelles analyses. Selon lui, la Convention sur l'interdiction des armes chimiques prévoit qu'en cas d'utilisation de substances interdites, une demande d'information soit envoyée au pays soupçonné d'en être à l'origine qui, à son tour, a le droit de procéder à ses propres analyses.
Pas satisfaisant pour Theresa May. La Première ministre britannique avait prévenu. Mercredi, elle met ses menaces à exécution. "Il n'y a pas d'autre conclusion que celle selon laquelle l'État russe est coupable de la tentative de meurtre, assure-t-elle au Parlement. Cela constitue un usage illégal de la force par l'État russe contre le Royaume-Uni." En représailles, elle annonce la suspension des contacts bilatéraux de haut niveau et l'expulsion de 23 diplomates russes. Une réaction "hostile, inacceptable et injustifiée" pour Moscou.
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