Franceinfo - le dimanche 5 janvier 2020
Mort du général Soleimani : comment la relation entre les Etats-Unis et l'Iran s'est dégradée sous Donald Trump
L'assassinat par les forces américaines de l'architecte de la stratégie iranienne au Moyen-Orient a provoqué la colère de Téhéran et dégradé les rapports déjà tendus entre l'Iran et les Etats-Unis
Le président américain Donald Trump (gauche) et son homologue iranien Hassan Rohani. (NICHOLAS KAMM / IRANIAN PRESIDENCY / AFP)
"Un grand saut dans l'inconnu." Les spécialistes contactés par franceinfo sont inquiets, après l'assassinat du général iranien Qassem Soleimani en Irak, vendredi 3 janvier. Cet homme influent, figure de l'aile dure des conservateurs iraniens, a été tué par une frappe aérienne américaine, à Bagdad. Depuis, l'hostilité entre les Etats-Unis et l'Iran s'intensifie. L'ayatollah Ali Khamenei promet qu'"une vengeance implacable attend les criminels". De quoi accentuer encore l'antagonisme entre Washington et Téhéran, dont les relations n'ont fait qu'empirer depuis l'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche.
2018 : l'année de la rupture
Les Etats-Unis se retirent de l'accord sur le nucléaire iranien. C'est acté le 8 mai 2018. L'accord de Vienne, signé en 2015 sous Barack Obama, visait à interdire à l'Iran de chercher à obtenir la bombe atomique, en échange de la levée des sanctions économiques internationales et à condition de laisser inspecter ses sites nucléaires. Dès son arrivée à la Maison Blanche, Donald Trump dénonce un accord "pourri" qui, depuis sa signature, n'a "pas apporté la paix" et "ne l'apportera jamais". Aussitôt, le président iranien accuse son homologue de mener "une guerre psychologique".
Le retrait américain de l'accord provoque un tollé et de nombreuses craintes. Paris fait part de ses "regrets", la Russie se dit "profondément déçue", et Barack Obama condamne "une grave erreur". Ce n'est pas une énorme surprise, mais les observateurs ne pensaient pas Donald Trump capable de franchir le pas, malgré les menaces. "Avant son élection, Donald Trump annonçait vouloir sortir de l'accord de Vienne", rappelle Jean-Baptiste Bégat, historien et spécialiste de l'Iran et du Moyen-Orient. Donald Trump, dès 2016, n'a cessé de dénoncer "le pire accord signé par les Etats-Unis".
L'un des rares sujets de politique étrangère sur lesquels [Donald Trump] a toujours été stable, c'est le fait que l'Iran est un adversaire des Etats-Unis et qu'il faut combattre l'influence iranienne au Moyen-Orient. à franceinfo
"Les relations entre les Etats-Unis et l'Iran n'étaient pas au beau fixe en 2018, mais elles étaient apaisées", commente auprès de franceinfo François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran de 2001 à 2005. Selon lui, la décision de Donald Trump a été "inspirée par sa haine de Barack Obama" et "la volonté presque enfantine de vouloir détruire l'un des rares succès diplomatiques de son prédécesseur". Un caprice qui a brutalement affecté le lien fragile entre Washington et Téhéran.
2019 : l'année de l'hostilité ouverte
Les Gardiens de la Révolution entrent dans la liste des organisations "terroristes". Cette mesure symbolique est annoncée par l'administration de Donald Trump en avril 2019. Avant cela, jamais les Etats-Unis n'avaient formellement qualifié l'armée d'un autre pays de groupe terroriste.
Washington supprime les dérogations pour commercer avec l'Iran. Le président Trump s'attaque au porte-monnaie de l'Iran : l'exportation de pétrole. Dans la foulée du retrait de l'accord de Vienne, Donald Trump avait réinstauré des sanctions pour les pays commerçant avec l'Iran, avec des dérogations à certains Etats, jugeant que le marché mondial de pétrole ne pourrait pas supporter la fermeture totale du robinet de pétrole iranien. Ces dérogations sont supprimées au mois de mai, pour "priver le régime de sa principale source de revenus".
Donald Trump "veut renégocier l'accord [sur le nucléaire], il veut que l'Iran arrête ses activités dans la région et mette un terme au programme balistique iranien, tout ça en mettant une pression maximum sur l'Iran, c'est irréaliste", commente Thierry Coville, chercheur à l'Iris et spécialiste de l'Iran. Pour François Nicoullaud, en levant les dérogations, Donald Trump décide "de passer au braquet supérieur". Les Iraniens, jusqu'alors dans une "attente stratégique", répondent par une "résistance maximale", poursuit le diplomate. "Pendant cette période, les radicaux iraniens prennent de l'essor et décident de répondre aux Etats-Unis coup pour coup, même s'ils ne veulent pas la guerre", analyse Thierry Coville.
La tension monte dans le détroit d'Ormuz. Pendant l'été, les altercations diplomatiques entre les Etats-Unis et l'Iran se multiplient autour de ce passage stratégique du pétrole mondial. Après le déploiement d'un porte-avions américain et d'une force de bombardiers au Moyen-Orient, au prétexte d'une "menace" du régime iranien, Téhéran annonce commencer à enrichir de l'uranium. Les tensions s'accentuent avec une série de sabotages et d'attaques contre des pétroliers dans la région. Washington les impute à Téhéran, qui dément, dénonçant la volonté des Etats-Unis de "provoquer un choc" sur le marché pétrolier.
Des bases pétrolières saoudiennes sont attaquées. En septembre, la production de pétrole saoudienne est réduite de moitié après des attaques de drones revendiquées par les Houthis yéménites. Le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo accuse Téhéran, sans expliquer comment l'Iran serait impliqué concrètement. Des accusations "insensées", pour Téhéran.
Donald Trump se sépare d'un conseiller farouchement anti-iranien. Le départ de John Bolton, conseiller à la sécurité nationale et poids lourd de l'entourage de Donald Trump, survient par surprise au début du mois de septembre. Il est connu pour ses positions très dures à l'égard de l'Iran, de la Russie ou encore de la Corée du Nord. Une bonne nouvelle pour Téhéran ? Pas forcément. "Avant lui, les personnes les plus responsables et mesurées de l'administration – "les adultes", comme elles étaient appelées – ont progressivement été effacées", tempère François Nicoullaud.
La médiation d'Emmanuel Macron échoue. En marge de l'Assemblée générale de l'ONU, en septembre, à New York, le président français tente de réunir autour d'une même table les présidents américain et iranien. En vain.
"C'était un moment d'espoir assez fort", estime François Nicoullaud. Thierry Coville juge que cet échec est imputable à l'intransigeance de Donald Trump. "Les Iraniens ont quand même laissé une porte ouverte en disant 'vous arrêtez les sanctions, vous rentrez dans l'accord, on est prêt à renégocier à un nouvel accord'", résume-t-il. En novembre, le guide suprême iranien critique violemment Emmanuel Macron.
Le président français, qui prétend qu'une rencontre pourra résoudre tous les problèmes entre Téhéran et l'Amérique, est soit naïf, soit complice des Etats-Unis.
Un ressortissant américain meurt en Irak. Tout s'accélère à la fin de 2019. Le 27 décembre, un sous-traitant américain est tué et plusieurs militaires américains et irakiens sont blessés, lors de l'attaque d'une base militaire irakienne. Le tir de roquette n'est pas revendiqué, mais Washington l'attribue à une milice chiite pro-iranienne, le Hezbollah irakien.
Les Etats-Unis bombardent des bases du Hezbollah. Quarante-huit heures plus tard, Washington réplique. Des avions de l'armée américaine bombardent cinq bases du Hezbollah irakien, dans l'ouest du pays. Au moins 25 personnes sont tuées. "Pour le gouvernement américain, une ligne rouge a été franchie", avec la mort de ce ressortissant, selon Jean-Baptiste Bégat. "La réponse des Etats-Unis a été très virulente."
L'ambassade américaine à Bagdad est attaquée. Le 31 décembre, la mission diplomatique est assaillie par des milliers de manifestants. Les contestataires protestent contre les bombardements américains. Donald Trump pointe aussitôt du doigt Téhéran. "L'Iran a tué un sous-traitant américain et en a blessé plusieurs. Nous avons répondu avec force, comme nous le ferons toujours. L'Iran orchestre désormais une attaque de l'ambassade américaine en Irak. Ils en seront tenus pleinement responsables", écrit-il sur Twitter.
Iran killed an American contractor, wounding many. We strongly responded, and always will. Now Iran is orchestrating an attack on the U.S. Embassy in Iraq. They will be held fully responsible. In addition, we expect Iraq to use its forces to protect the Embassy, and so notified!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) December 31, 2019
2020 : l'année de l'embrasement ?
Le général Qassem Soleimani est assassiné. Ce puissant militaire iranien, émissaire de la République islamique en Irak, est tué dans une attaque américaine à Bagdad, vendredi 3 janvier. Le Pentagone affirme que Donald Trump a lui-même donné l'ordre de le "tuer". Mike Pompeo affirme que Qassem Soleimani comptait mener une "action d'envergure" menaçant des "centaines de vies américaines". De son côté, l'Iran promet de venger la mort de son général, "au bon moment et au bon endroit", tout en dénonçant le "terrorisme d'Etat de l'Amérique".
Autour du monde, la décision de Donald Trump est critiquée : Paris souhaite éviter "une nouvelle escalade dangereuse", Moscou juge que Washington a franchi "un palier hasardeux", Pékin appelle au "calme et à la retenue". Selon François Nicoullaud, remarque que les circonstances de la mort de Qassem Soleimani constituent "une humiliation cinglante pour les Iraniens" : "C'est un militaire de haut rang qui est tué par un tir de drone comme s'il s'agissait d'un terroriste."
L'emballement va-t-il se terminer en embrasement de la région, voire en guerre ouverte ? Le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo assure vouloir la "désescalade". Jean-Baptiste Bégat estime que "l'escalade dans les relations entre les Etats-Unis et l'Iran a été l'initiative de Washington". Thierry Coville pointe aussi la responsabilité du président américain. "Tout remonte à la sortie de l'accord [de Vienne] sans avoir réfléchi aux conséquences, croyant qu'il allait pouvoir en redessiner un nouveau", tâcle-t-il.
Dans l'histoire, quand on ne respecte pas le droit international et que l'on fait cavalier seul, on prend d'énormes risques, comme celui d'envenimer la situation. Il n'y a plus de règles si ce n'est celle du plus fort.à franceinfo
Tenter de prédire la suite des événements est un exercice auquel les spécialistes ne veulent pas se prêter, préférant l'extrême prudence. "Aucun des deux pays ne veut la guerre, mais un mauvais calcul peut tout faire basculer. On est dans une situation très dangereuse", selon Thierry Coville. Jean-Baptiste Bégat estime que la tension est surtout forte du côté iranien, car la réponse de Téhéran risque d'être retentissante. Pour lui, en éliminant Qassem Soleimani, les Etats-Unis ont réalisé un "geste disproportionné, au regard de l'escalade récente".
A découvrir aussi
- le Progrès du dimanche 17 janvier 2016
- le Progrès du samedi 15 avril 2017
- le Progrès du jeudi 8 juin 2017
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 59 autres membres