Franceinfo - le lundi 4 novembre 2019
"Je n’avais plus d’autre solution que de m’enfuir" : 30 ans après la chute du mur, un Berlinois raconte sa tentative d'évasion de l'Est
Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait. 30 ans après, franceinfo est allé à la rencontre d'Allemands qui racontent leur mur, leur histoire et leur pays. Peter Keup, 61 ans, a été emprisonné près d'un an pour avoir tenté de s'enfuir d'Allemagne de l'Est
Lorsque l’on rencontre Peter Keup, la première impression n’est pas la bonne. Tiré à quatre épingles, la barbe blanche taillée de frais, un visage apaisé et des manières délicates, ce sexagénaire pourrait passer pour un homme sans histoires, un grand-père heureux qui aurait navigué toute sa vie durant sur un long fleuve tranquille. La vérité est bien différente. En 1981, Peter Keup a tenté de fuir l'Allemagne de l'Est et de passer à l'Ouest. La tentative s'est terminée en prison, à Cottbus.
Aujourd'hui, 30 après la chute du mur de Berlin, Peter retrouve parfois cette prison, où il intervient pour raconter son histoire. Pendant l’heure que nous avons passée ensemble, Peter ne s’est que très rarement départi de cette classieuse douceur. Une seule fois, en fait : lorsqu’il nous fait visiter la cellule où il a été détenu pendant près d’un an après sa fuite ratée.
Une enfance à l'Est, séparé d'une partie de sa famille
"Mon enfance en Allemagne de l’Est aura été heureuse", lance Peter en forme de préambule. La suite, beaucoup moins. Sans doute parce que le petit garçon né à l'Est, en Saxe, a toujours su que l’Ouest existait. Une partie de sa famille vivait en RFA et les premiers contacts qu’il a pu avoir avec ses "parents de l’autre côté du mur", vers l’âge de 7 ou 8 ans, lui ont montré "une autre Allemagne, très différente des récits de propagande entendus à l’Est". Ce qui a le plus marqué le petit Allemand de l’Est qu’il était, c’est l’absence totale de liberté de parole qui régnait dans son pays.
Il n’y avait guère qu’en privé, au sein de la famille, que l’on pouvait exprimer une opinion sur le régime. à franceinfo
Peter n'avait pas la chance de ses camarades d'école qui avaient la possibilité de voir leur famille : "Je ne pouvais pas rendre visite à ma famille à l’Ouest quand je le souhaitais." Une privation de liberté de plus, l’interdiction de trop, insoutenable pour le jeune Peter et ses parents qui ont donc officiellement demandé à quitter la RDA. Une demande rejetée par le régime qui a immédiatement après, par mesure de rétorsion, commencé à mener une vie impossible à la famille Keup : "Je n’ai pas pu étudier, explique Peter, je me suis aussi retrouvé interdit de sport et finalement, je n’avais plus d’autre solution que de m’enfuir".
Une tentative de fuite, puis la prison
Peter décide donc de partir en 1981, à 23 ans. Il achète un aller simple pour la Tchécoslovaquie, pour rejoindre la Hongrie puis passer à l'Ouest, en Autriche. Mais dès la frontière tchèque, dans le train, les contrôleurs lui demandent son billet retour. Puisqu’il n’en a pas, on le fait descendre et après 40 heures d’interrogatoire, il finit par avouer qu’il voulait passer à l’Ouest. Peter Keup passe alors quatre mois à la prison de Dresde en détention préventive, avant d’être condamné à dix mois de prison ferme pour "tentative de fuite de la République".
Il purge sa peine à Cottbus, près de la frontière polonaise. La partie "la plus douloureuse" de sa vie, mais une année qu’il n’occulte pas. D’autant moins qu’aujourd’hui, il passe une partie de son temps à travailler dans cette prison où il a été enfermé. Peter connaît donc l’endroit par cœur. Il affirme qu’il "n’y pense pas lorsqu’il arpente les couloirs" parce que "l’endroit a quand même beaucoup changé". Mais son visage, ses yeux, son corps disent l’inverse lorsqu’il se retrouve dans ce qui est devenu une salle de réunion, mais qui était sa cellule à l’époque. C’est un fait, la pièce n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était il y a 40 ans, mais Peter se souvient au centimètre près de la place des quelques meubles, de l’endroit où se trouvait son lit et l’émotion le transforme, le déforme. La peau de Peter se parchemine, ses traits se tendent et on ne s’éternise pas dans les recoins de cet espace-temps. De retour dans la cour de la prison, sous un beau soleil d’octobre, il parvient quand même à détailler son arrivée à Cottbus.
Je sortais de trois mois à l’isolement et je me retrouve dans une cellule avec 17 codétenus. Je crois que je me sentais encore moins libre qu’à Dresde.à franceinfo
Peter Keup est tellement élégant qu’il ne s’apitoie jamais sur son sort. Il déroule désormais le fil de sa vie comme s’il s’agissait de la vie d’un autre. Il met de la distance et c’est peut-être ce qui l’a sauvé, à l’époque : cette distance et ce flegme. Á moins qu’il ne soit devenu un autre homme après sa sortie de prison : "J’ai été libéré grâce à un programme d’échange de prisonniers de la RFA et je suis parti à l’Ouest, à Essen, à la fin de 1982".
Un nouveau départ à l'Ouest
Puisque Peter avait été 3e au championnat de RDA de danse de salon avant de tenter de fuir, il a fait à l’Ouest ce qu’il savait faire à l’Est : il a dirigé une salle de danse jusqu’en 2013. Pendant tout ce temps, il n’est plus revenu à l’Est. Pas par hasard, mais par choix.
Il est donc assez surprenant de le retrouver aujourd’hui partager son temps entre Berlin, Essen et Cottbus, dans la partie Est de l'Allemagne réunifiée. Mais venant d’un homme qui a entamé des études d’histoire à 55 ans, rien ne doit finalement étonner. Diplômé de l’université de Bonn depuis 2018, Peter Keup essaie maintenant de partager son expérience, notamment dans les écoles, que ce soit à l’Ouest ou à l’Est de l'ancienne frontière, ainsi qu'à l’ancienne prison de Cottbus. Aux enfants, il parle sans doute de la triste découverte qu’il a faite en 2012.
Cette année-là, Peter apprend que son propre frère travaillait pour la Stasi, la police politique de RDA. Un choc d’une grande violence, une épreuve de plus à surmonter : "Très compliqué" explique-t-il avec les quelques mots de français qu’il possède. Il poursuit en allemand.
Oui, ça a été violent. J’ai pris cela comme une trahison. Et le pire, c’est que mon frère était déjà mort. Donc je n’ai même pas pu en parler avec lui.à franceinfo
Cette découverte aura été un véritable moteur pour reprendre des études, se frotter à l’histoire de son pays et de sa famille. "Pendant longtemps, je n’ai pas parlé de mon histoire, je ne savais pas comment je pouvais vivre avec ça, comment travailler sur mon passé. Mes études d’histoire m’ont effectivement aidé à reprendre contact avec mon passé. Aujourd’hui, c’est plus simple… mais cela reste compliqué quand je suis ou que je me rends en Allemagne de l’Est".
Dans sa nouvelle vie, Peter essaie d’avoir le moins possible à faire avec l’ex-RDA. Il a quand même conservé des relations avec d’anciens codétenus. Il a perdu de vue ses compagnons de cellule, mais garde le contact avec d’autres prisonniers. Son meilleur ami, qu’il a rencontré à la prison de Cottbus, est aujourd’hui son dentiste, mais il assure qu’ils ne passent pas leur temps à parler du passé, de ces douleurs physique et morales encaissées à l’intérieur de leur prison. Peter Keup préfère regarder au loin, au-delà des murs.
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