La Grande Guerre - Article la Tribune - Le Progès du 02.01.2014
Ce 1er janvier 1914, dans les rues enneigées de Paris, des Renault teuf-teufantes dépassent les calèches et diligences. Le métropolitain s'engouffre dans les entrailles de la ville depuis déjà 14 ans.
Les journaux détaillent cette vague de froid qui fait danser de minis ice-bergs sur la Loire, célèbrent le talent du peintre Georges Braque, décrivent avec force détails les crimes du "boucher du Nivernais", condamné à la guillotine.
La guerre ? Nos diplomates et ceux du nouvel ami britannique s'affairent à défendre la cause des Arméniens à Trébizonde, au coeur de l'Empire Ottoman. Les secousses de Balkans animent la chronique mais n'attisent plus les désirs belliqueux. La plaie de la perte de l'Alsace et de la Moselle, en 1870, reste à vif mais plus obsessionnelle.
Paris dégouline de flonflons et de fourrures de la Belle Epoque. Les élégantes portent robes moulantes et chapeaux arrondis, les messieurs la moustache finement taillée. Coubertin a réinventé les Jeux olympiques, l'aviateur Roland Garros survole la Méditerranée, les cinémas émerveillent autant que la lecture de Proust, Bergson, Appolinaire.
Cette carte postale d'une bourgeoisie cossue, cocardière et consommatrice de loisirs contraste avec le pays réel : Paris éblouit, la province s'épuise. Elle souffre, la France des campagnes et des usines.
Contrairement à l'Allemagne ou à l'Angleterre, le pays demeure profondément rural. Au-delà du bassin parisien, la campagne, où vit encore 54 % de la population, s'est morcelée en une somme de lopins désormais trop petits pour nourrir son homme, son épouse et sa descendance.
La moitié de ces familles de paysans possède moins de trois hectares. La tuberculose, éradiquée uniquement dans les grandes villes, entretient une forte mortalité. Avant même deux ans du service militaire, les enfants de ces paysans ont bouclé leur paquetage : la fonction publique pour les plus méritants de l'école républicaine, qui ont décroché leur "certif" ; les colonies ou l'usine pour les autres.
La classe ouvrière se construit et se structure. Les mineurs obtiennent le repos du septième jour pour tous en 1906, les métallurgistes les primes de nuit face aux maîtres de forge. Loin de penser, en ce début d'année, qu'elle donnerait la chair à canon sur les coteaux de la Marne et les plateaux lorrains, la France laborieuse cherche au mieux à améliorer le quotidien. Au pire, à survivre.
Politiquement, la République s'est installée. Elle a survécu au scandale financier de Panama (1895). Elle a réhabilité le capitaine Dreyfus, maté les vignerons du Midi en 1907, les mineurs de Courrière en 1906. Elle écrit avec Michelet une histoire de France qui magnifie les héros nationaux, de Vercingétorix à Bonaparte.
Elle organise la société avec la loi de 1901 sur les associations, l'autorisation des syndicats. Ses instituteurs, surnommés les "hussards noirs de la République", imposent la laïcité et la langue française à tout le territoire, colonies incluses.
La gauche de Jaurès est entendue sans prendre le pouvoir. Le tribun nationaliste Paul Déroulède, inlassable prophète de la revanche sur l'Allemagne, se meurt ; et avec lui les derniers sursauts de la droite monarchiste et putschiste, ridiculisée par l'affaire Dreyfus.
En 1914, la France est définitivement républicaine : "jamais les Française ne se sont sentis appartenir à une même nation", écrit Julien Benda. Ce patriotisme républicain, l'école et l'expansion coloniale qui apportent emplois et richesses en métropole entretiennent le sentiment que la condition de chacun peut s'améliorer. De quoi atténuer les idées de révolte sociale et de revanche sur 1870.
Au fait, que dit-on de l'Allemagne ? On la déteste, bien entendu. Mais on ignore trop qu'elle est devenue le pays de la science, collectionnant les prix Nobel de physique, de médecine, de chimie. Treize en dix ans, les trois en 1905. Einstein, Max von Laue, Rontgen l'inventeur du rayon X...
Ces cerveaux mettent leurs découvertes au service d'une industrie qui fait pousser des cheminées au bord du Rhin du côté d'Essen, fief de Krupp. Le premier client de la soupe déshydratée du prix Nobel de chimie Von Liebig, c'est l'armée.
Quant aux ouvriers allemands, ils viennent d'obtenir en 1914 l'aide au logement et la garantie invalidité, après la retraite à 70 ans, l'assurance accident et un embryon d'assurance-maladie. Les gueules rouges de Krupp qui fondent des canons géants sont encore mieux lotis. L'Allemagne étend même son espace colonial en Afrique australe et centrale, au détriment de la France.
A cette puissance militaro-industrielle, à ce modèle social, s'ajoute un patriotisme sans faille autour du kaiser Guillaume II. Les Allemands considèrent déjà les pans germaniques de l'empire austro-hongrois délabré comme partie de leur territoire. Croient-ils davantage à une guerre que les Français ? Assurément. Mais contre... la Russie.
Or, depuis 1892, l'amitié franco-russe qui a permis à la France de sortir de son isolement, n'est jamais démentie. Malgré les avertissements du socialiste Jean Jaurès, une triple entente associe le régime autoritaire des tsars aux démocraties françaises et britanniques. Les épargnants français prêtent de l'argent à Raspoutine avec le fameux emprunt russe.
Le président Fallières a reçu Nicolas II à Cherbourg en 1909 et, juste avant son élection, le président Poincaré applaudissait les revues militaires à Saint-Pétersbourg. La France transie de ce jour de l'An 1914 ne s'en est pas rendu compte. Pourtant l'amitié franco-russe a lancé la mécanique infernale qui conduira toute une génération d'hommes au fond des tranchées.
Pascal Jalabert avec le Crid 1914-1918
Début 1914, la France compte 39,8 millions d'habitants sans l'Alsace et la Moselle qui en comptent 1,5 et sans les colonies (8 millions) ; 30 % des hommes sont ouvriers (5,5 millions).
L'Allemagne est beaucoup plus peuplée avec 65 millions d'habitants (45 millions pour le Ryaume-uni qui englobe l'Irlande) dont 9 millions d'ouvriers.
Depuis l'éviction de Clémenceau en 1910, la durée de vie d'un gouvernement n'excède pas huit mois mais ce sont toujours des même personnalités ! Les radicaux du sud-ouest font et défont les majorités à la Chambre des députés. Le 1er janvier 1914, le Toulousin Gaston Doumergue préside le conseil des ministres depuis huit jours après le retrait du Palois Louis Barthou. Il tiendra jusqu'au 9 juin après la victoire en trompe l'oeil de la gauche aux élections.
Son successeur, Alexandre Ribot, jette l'éponge au bout de quatre jours pour céder sa place au socialiste dissident Viviani.
Sur quoi se divisent la gauche et la droite en 1914 ? Le service militaire et la fiscalité. Le centre droit veut porter la durée de la conscription à trois ans compte tenu de la montée des dangers en Europe.
La SFIO veut rester à deux ans et les radicaux sont divisés. Mais c'est surtout le nouveau régime fiscal qui fait débat. Pour la première fois, les Français vont payer un impôt sur le revenu en 1914. Il doit mettre fin au... ras-le-bol fiscal exprimé sur les taxes en tout genre en rendant la fiscalité plus juste.
L'assemblée débat sur ce sujet depuis... 1905, mais une majorité lui est acquise. Le président Poincaré signe le décret juste avant le déclenchement de la guerre en juillet 1914. Le prélèvement reste modéré. Il ne concerne que les personnes dont le revenu dépasse 5 000 francs déduction faite de 1 000 francs par enfant et 2 000 si l'épouse n'a pas de revenus. Les agriculteurs et les rentiers ne sont pas concernés.
---------------------------------------------- QUESTIONS A REMY CASALS ---------------------------------------------
Historien, spécialiste de la guerre 1914-1918, auteur de "500 témoins de la grande guerre"
"Début 1914, l'opinion n'est pas prête à la guerre"
Non. Les crises économiques, coloniales, entre Etats, surtout dans les Balkans, se sont succédées depuis trente ans. Elles ont toutes été surmontées par la diplomatie. En 1898, après l'épisode de Fachoda en Afrique, les journaux évoquaient un débarquement en Angleterre et, finalement, le Royaume-Uni, rival colonial, est devenu notre allié en 1904.
Les français sont donc persuadés que tout va se régler dans les Balkans, que tous ces monarques européens apparentés finiront par s'entendre et que nous ne sommes pas menacés. Bien sûr, la relation avec l'Allemagne reste conflictuelle mais on fait confiance aux diplomates.
La blessure est là, mais la période chaude est passée. La presse, les députés n'entretiennent plus la revanche sur 1870 comme au siècle passé. L'opinion n'est pas prête à déclarer la guerre pour l'Alsace et la Lorraine. En France, on mise sur u ne solution diplomatique pour que ces territoires, où l'on est francophile tout en parlant allemand, réintègrent le pays.
Ce n'est pas la question de l'Alsace-Lorraine qui a déclenché la guerre avec l'Allemagne mais une enième crise dans les Balkans.
Elle était en retard en 1880 et en 25 ans, elle a dépassé la France et l'Angleterre comme puissance économique et surtout dans le domaine social. Ses ouvriers sont syndiqués, mieux payés, négocient les retraites. C'est un pays en pleine expansion et qui estime son espace vital insuffisant. L'opinion est prête à la guerre, mais pas forcément avec la France.
Depuis 1900, on note une certaine stabilité. Les gouvernements changent mais ce sont les mêmes hommes, des républicains du centre droit et du centre gauche. Avec l'affaire Dreyfus, la gauche a pris l'avantage et la voix de Jaurès pèse dans l'opinion, même s'il ne gouverne pas. Au contraire, la droite monarchiste perd de son influence sauf dans les journaux et chez les intellectuels.
Néanmoins en 1913, l'accession à la présidence de Poincaré renforce le danger de guerre. Il est attaché à réunifier la Lorraine et il est surtout opposé à l'idée de Jaurès de créer une instance tripartite entre France, Allemagne et Grande-Bretagne pour régler les conflits.
Poincaré favorise l'alliance avec la Russie dénoncée par Jaurès. D'un point de vue militaire, elle se comprend ; mais politiquement, la seule république du continent s'associe avec le régime le plus autoritaire qui ne voit que ses intérêts dans les Balkans et la possibilité de récupérer de l'argent français.
Attention au sens des mots : Jean Jaurès est patriote au sens de celui qui veut la grandeur, le bonheur, le rayonnement de son pays mais pas pour le lancer dans la guerre.
D'autres s'autoproclament patriotes, alors que leur comportement est nationaliste, chauvin, cocardier. Ils contribuent à entretenir une atmosphère de tension. Or, il y a les mêmes en Allemagne et plus encore en Angleterre. Néanmoins la majorité de la population est en faveur de la paix.
Les historiens reconnaissent tous que c'était une erreur de parler d'enthousiasme. Dans les villages, l'ordre de mobilisation sème la consternation. Après, il y a des effets de groupe, des Marseillaises vibrantes, des bouteilles de vins que l'on débouche. Une ambiance enflammée dans les gares. Mais pas d'enthousiasme. Aux mois d'août et de septembre 1914, les carnets des instituteurs à l'arrière du front et même en première ligne attestent que l'on croit à une campagne courte. Cet état d'esprit tient encore en 1915.
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