la tribune du 1er janvier 2015
ENTRETIEN - Avec le politologue américain Ezra Suleiman. "La France est une société d'acquis". Le spécialiste pointe du doigt le rôle des élites françaises qui défendent avant tout leurs propres intérêts.
Les Français sont-ils rétifs aux réformes ?
Je dirais plutôt que la France est une société de statuts, de niches, d'acquis. Et quand on a un statut, on a peur de le perdre, et on élit les hommes politiques qui vous promettent de le défendre. Regardez Hollande : pour être élu, il a dû rassurer les gens sur leurs statuts, et aujourd'hui, il est pris au piège.
La demande de réforme vient surtout des élites...
Bien sûr. Mais ces élites oublient une chose : elles ont aussi des niches, qu'elles sont prêtes à défendre à mort ! Ceci est vivement ressenti par les citoyens. Je fais référence à ceux qui dirigent le pays, les hauts fonctionnaires, les chefs d'entreprises, les élus. Dans beaucoup de cas, la niche de l'élite s'ouvre une fois dans la vie, au début de la carrière, dans un concours. Si on le rate, c'est fini. Jean-Pierre Jouyet a raconté comment, avec Michel Sapin et François Hollande, ils ont préparé un concours. Hollande, le chef du trio, dit : on va parler de la Somalie. Les deux répondent : on n'y connaît rien ! Et Hollande explique : justement, personne n'y connaît rien, donc nous aurons de bonnes notes. Et Jouyet conclut qu'ils ont effectivement eu de bonnes notes... Trente ans plus tard, ces trois hommes gèrent l'Etat.
Et dans cette élite, la différence droite-gauche devient secondaire...
Tout à fait. Les intérêts communs soudent les dirigeants. Leur erreur est de croire que leurs avantages ne sont pas connus.
Cet entre-soi de l'élite existe partout dans le mode, non ?
Ce qui est vraiment différent, en France, c'est que tout est à Paris : le pouvoir politique, le pouvoir économique, la culture, les médias... Cela entretient la consanguinité de l'élite, et cela contribue à sa fermeture : elle croit connaître la France, parce qu'elle discute le dimanche sur le marché avec son boucher ou son boulanger. Mais ils ont en fait créé une société d'aide mutuelle.
L'autre différence, c'est l'importance du concours, dont nous avons parlé. Si vous l'avez passé, vous êtes considéré comme "brillant", vous pouvez faire n'importe quel boulot. Et après, dans votre biographie, on parlera de vos titres, de vos médailles, jamais de ce que vous avez fait dans vos jobs ! Cela explique le nombre de sinécures réservées à l'élite, de directions bidons avec bureau, voiture et chauffeur. Et cela explique aussi que les Français détestent l'évaluation, dans tous les domaines : le titre suffit ! Tout cela est bien sûr un héritage de la société aristocratique. Mais cela ne justifie pas le gaspillage d'argent et l'inefficacité qui en résulte.
Le recrutement de l'élite française est donc fermé ?
Prenez l'université de Harvard, aux Etats-Unis : elle a 35 000 candidats pour 1 500 places, mais elle dépense des millions de dollars chaque année pour aller détecter d'autres talents. En France, l'ENA ne fait rien pour élargir le vivier. La conséquence est que la France n'est pas dirigée par les meilleurs, mais par des gens intelligents, "brillants". Surtout pas des esprits originaux, inventifs, mais des généralistes capables de passer d'un poste à l'autre.
Vous avez lu le livre d'Eric Zemmour, qui se pose justement contre l'élite?
Franchement, non... Mais son succès montre que l'élite française n'a pas été à la hauteur du pays, qu'elle ne répond pas aux peurs de la société. Zemmour, lui, a pointé les peurs des gens, leurs déceptions, leur ras-le-bol, tout ce qui fait le succès du Front national. Propos recueillis par Francis Brochet
Eric Suleiman est professeur de science politique à l'université de Princeton (Etats-Unis), où il dirige le Centre d'études européennes.
Il s'est affirmé comme l'un des meilleurs observateurs étrangers de la société française, à la fois bienveillant et critique, loin du "french bashing" à la mode chez les Anglo-Saxon. Parmi ses livres en français : les Hauts fonctionnaires et la politique, les Elites en France, l'Age d'or de l'Etat, le Démantèlement de l'Etat démocratique (tous au Seuil).
Le titre du dernier résume en quelque sorte son approche : Schizophrénies françaises (Grasset).
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