Franceinfo - octobre 2018
Elections en Bavière : pourquoi le parti d'extrême droite AfD est en progression dans ce fief des conservateurs
Les Bavarois étaient appelés aux urnes dimanche pour élire leur nouveau parlement régional. Comme dans d'autres Länder allemands, l'AfD séduit de plus en plus d'électeurs, en raison notamment de la crise migratoire
Une militante de l'AfD dans un stand installé à Munich (Allemagne), le 9 septembre 2018. (ALEXANDER POHL / NURPHOTO / AFP)
Sensation en Bavière. L'Alternative pour l'Allemagne (AfD), formation d'extrême droite, a obtenu 10,6% des voix aux élections régionales, selon les projections des chaînes publiques ARD et ZDF publiées à 20h30, dimanche 14 octobre. Sans aucun élu il y a encore cinq ans, la formation devrait entrer au Maximilianeum, le siège du parlement régional. L'indéboulonnable CSU – alliée du parti chrétien-démocrate, la CDU, d'Angela Merkel – doit se contenter, elle, d'une majorité relative, avec 37% des suffrages.
Cette situation traduit l'essoufflement des partis traditionnels allemands et la montée en puissance, au niveau national, de l'AfD, qui a profité de la crise migratoire pour élargir son électorat. Avant le scrutin en Hesse, le 28 octobre, le parti d'extrême droite compte désormais des sièges dans 15 des 16 Länder allemands. Quels sont les ingrédients d'une telle ascension ? Voici quelques éléments de réponse.
Parce que la crise migratoire a rebattu les cartes
Cœur économique et technologique de l'Allemagne, la Bavière (12,8 millions d'habitants) n'en est pas moins conservatrice. "Par le passé, son identité très forte a fait barrage aux tentatives populistes", explique à franceinfo Barbara Kunz, chercheuse au Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa). Mais l'arrivée d'un million de migrants dans le pays entre 2015 et 2016 a changé la donne. Cette question a suscité de profondes divisions entre la CSU et la CDU d'Angela Merkel, au point de menacer leur union et d'affaiblir ce bloc de droite au profit d'autres formations.
En 2013, l'AfD a été créée par des professeurs d'économie pour dénoncer les programmes d’aide à la Grèce et l'euro. Une nouvelle direction est ensuite arrivée. Si elle avait poursuivi uniquement sur ces thèmes économiques, elle n'en serait pas là aujourd'hui. La crise migratoire a été une aubaine pour ce parti.à franceinfo
"Le système politique a été déstabilisé, ajoute Patrick Moreau, chercheur au CNRS et auteur de L’Autre Allemagne (éd. Vendémiaire, 2017). Il y a eu un énorme transfert électoral du champ conservateur (CDU et CSU) en direction du parti protestataire anti-migratoire." Un sentiment partagé par des responsables de la CDU, à commencer par Wolfgang Schäuble, président du Bundestag, le Parlement allemand. Comme il l'explique dans Focus, l'AfD n'aurait pas réussi à prospérer "sans la question des réfugiés".
Björn Höcke, porte-parole de l'AfD en Thuringe (au centre), lors de la manifestation organisée le 1er septembre 2018 à Chemnitz (Allemagne), après le meurtre d'un Allemand. (RALF HIRSCHBERGER / DPA / AFP)
En Allemagne, les débats locaux prennent traditionnellement une place de premier plan lors des élections régionales. Mais l'AfD, elle, fait campagne sur des thèmes nationaux et mise essentiellement sur un rejet de la chancelière et de sa politique migratoire chez les électeurs. "Ses propositions consistent à se débarrasser d’Angela Merkel et des migrants, résume Barbara Kunz. Par exemple, j'ai vu à Munich une affiche qui disait : 'Si vous votez CSU, vous votez Merkel'."
Les thèses anti-immigration font désormais office de programme. L'AfD a notamment publié une carte des attaques au couteau imputées à des migrants depuis 2017, un thème qui rencontre un écho chez certains Allemands. Après le meurtre d'un Allemand, dont est accusé un Irakien (qui a été arrêté pour cela), plusieurs représentants de l'AfD ont même défilé à Chemnitz (Land de Saxe), début septembre, aux côtés de membres du rassemblement Pegida, lequel dénonce "l'islamisation de l'Allemagne".
Parce que l'AfD a su polariser les débats
Le parti ne revendique que 30 000 adhérents, souligne Le Monde, quand la CDU et le SPD en comptent 425 000 et 450 000. Pas de quoi freiner l'élan de la jeune formation. "L’AfD est extrêmement présente sur les réseaux sociaux et chaque responsable a un site, ajoute Patrick Moreau. Ce parti est extraordinairement habile dans sa communication numérique."
La députée des Verts Renate Künast a elle aussi évoqué les "stratégies numériques" du parti, tout en insistant sur les prises de parole publiques de cette formation qui compte 92 députés au Bundestag. L'AfD a également "changé le discours quotidien (...) avec des termes comme 'migration du couteau', 'déferlante de l'asile' et 'tourisme de l'asile'", juge l'élue dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung (article en allemand). Une tonalité totalement assumée. "Les provocations verbales" sont "certainement l'une de [nos] caractéristiques", convient le député d'extrême droite René Springer, dans un entretien à l'AFP.
Les débats et talk-shows télévisés, qui rythment la vie politique allemande, ont permis à l'AfD de polariser les débats à son compte. Bernd Lucke, Beatrix von Storch, Alice Weidel ou Alexander Gauland... Plusieurs figures du parti ont su tirer leur épingle du jeu, avec des profils variés. "C'est quelque chose de facile à kidnapper, résume Barbara Kunz. Si vous envoyez quelqu’un qui dit : 'Il faut renvoyer les réfugiés', les autres doivent réagir."
Le parti d'extrême droite allemand a su battre le fer et attiser les rancœurs, parfois sans grande cohérence idéologique. "Ce qui fait la force de l’AfD, estime le chercheur du CNRS, c’est sa capacité à produire des modules spécialisés adaptés aux différents objectifs électoraux."
Pour les ouvriers, elle développe par exemple les thèmes de l’anti-globalisation, des délocalisations et du vol des secrets industriels. Elle peut également développer le thème de l’écologie et même s’adresser aux électeurs homosexuels, avec la figure d’Alice Weidel. à franceinfo
Le profil de cette députée est surprenant. Lesbienne et pacsée à une femme suisse d'origine sri-lankaise, Alice Weidel est une figure inattendue du parti, lequel est opposé au mariage de couples de même sexe et attaché au modèle familial traditionnel.
La députée AfD allemande Alice Weidel, lors d'une session parlementaire à Berlin, le 12 septembre 2018. (ABDULHAMID HOSBAS / ANADOLU AGENCY / AFP)
Par ses provocations et ses amitiés ambiguës, l'AfD joue avec le feu. Après les événements de Chemnitz, la présidente du Parti social-démocrate (SPD), Andrea Nahles, s'est déclarée favorable à une mise sous surveillance du parti. "L'AfD a une peur panique de tomber sous l’observation des services secrets allemands, explique Patrick Moreau, car ce serait un problème pour ses membres et notamment pour les fonctionnaires." Le parti tente donc de se débarrasser des éléments les plus troubles qui auraient des liens avec les néonazis, comme à Hambourg ou à Brême, avec plus ou moins de succès.
Parce que la CSU, alliée de Merkel, a raté sa campagne
Difficile d'expliquer le succès de l'AfD par des arguments économiques. Avec le taux de chômage le plus bas du pays (2,9%), la Bavière ne connaît pas la crise. "Si l'Allemagne gagne, c'est grâce à nous, les Bavarois !" a d'ailleurs lancé le ministre-président bavarois, Markus Söder (CSU), lors d'une foire annuelle à Abensberg, début septembre. Ce bilan, défendu tardivement dans la campagne, ne semble pas rencontrer un grand écho chez les électeurs.
Création d'un ministère de la "Heimat" – un concept situé entre patrie et terroir – défense de manifestants anti-migrants... Le ministre allemand de l'Intérieur, Horst Seehofer, ténor de la CSU, a durci le ton depuis le début de l'année, mais cette stratégie déboussole une partie de l'électorat. En témoigne également l'installation de crucifix dans les bâtiments publics. "Cela a montré qu’il ne comprenait plus la population bavaroise, dont la pratique religieuse est en baisse et dans un contexte où l’image de l’Eglise catholique est dégradée", estime Patrick Moreau.
>> Un crucifix dans chaque bâtiment public en Bavière : une obligation qui divise l'Allemagne
Si certains électeurs bavarois estiment que la CSU n’est pas assez dure, d’autres pensent en revanche que le discours de la CSU se rapproche trop de l’AfD lorsqu'uk fustige l'arrivée de migrants. "On voit très bien que la stratégie de Horst ne fonctionne pas, résume Barbara Kunz. L’identité bavaroise reste quelque chose d’assez fort et était incarnée par la CSU pendant des décennies. Mais certains électeurs estiment que Horst va trop loin et ceux qui veulent voter pour l’AfD préfèrent l’original à la copie."
La querelle avec la CDU sur l’immigration a également joué un rôle. Pas sur le fond, mais sur l’image : les Bavarois apprécient l’ordre, ce qui fait désordre est un problème. Et puis certains électeurs de l’AfD reprochent à la CSU d’avoir été aux affaires avec la CDU lors de la gestion de la crise migratoire.à franceinfo
Durant sa campagne, Horst Seehofer a également abordé des thèmes sécuritaires dans cette région "où la criminalité est faible et où les expulsions de migrants sont monnaie courante". Mais consciente de ses difficultés dans les sondages, la CSU a tenu à clarifier sa position en marquant vivement son opposition à l'AfD en fin de campagne. Horst Seehofer a notamment dénoncé "le comportement du parti très dangereux pour le pays", dans un entretien à l'agence DPA, en citant pour exemple les manifestations anti-migrants de Chemnitz.
Membres de la coalition gouvernementale depuis le début de l'année, les sociaux-démocrates (SPD, gauche) sont aujourd'hui dans une position délicate. Ils sont tombés d'accord avec la CDU et la CSU pour adopter une loi favorisant l'immigration choisie en 2019 et n'ont pas su profiter des hésitations de leurs rivaux au niveau local. "Le SPD a toujours eu des résultats catastrophiques en Bavière – hormis à la mairie de Munich – et ne représente pas une alternative", décrypte Barbara Kunz.
Ceci explique les bons résultats obtenus par les Verts – y compris chez les électeurs conservateurs – dans ce Land assez rural, frappé cet été par une sécheresse qui a marqué l'opinion. Autres bénéficiaires : les Electeurs libres (Freie Wähler), qui comptent désormais 10% d'intentions de vote avec une campagne menée au centre et sur des thèmes locaux.
Parce que les grands partis sont inertes
Les grands partis sont désormais dans une position délicate, alors que la coalition gouvernementale bat de l'aile. "Angela Merkel est dans un cercueil politique (...). Le problème de la CDU est d’organiser la succession sans que les Allemands aient un sentiment de désordre", estime Patrick Moreau.
Le SPD cherche à survivre et s’interroge sur un positionnement plus à gauche. A la CDU, la grande question est de savoir qui va succéder à Angela Merkel. Les partis politiques dits 'sérieux' ne réagissent pas du tout aux changements très forts vécus par les Allemands. Il y a donc un sentiment d’inertie et cela agace les électeurs.à franceinfo
L'opinion allemande évolue et 30,4% des électeurs sont désormais sensibles aux discours dits "populistes", selon la deuxième enquête menée par la Fondation Bertelsmann au début du mois. Un "développement rampant mais perceptible", selon l'un des auteurs, Robert Vehrkamp. Mais les réserves électorales du parti semblent, pour l'heure, limitées : plus de sept Allemands interrogés sur dix (71%) indiquent qu'ils ne voteront jamais en faveur de l'AfD (contre 29% qui ne voteront jamais pour la CDU-CSU et 23% pour le SPD).
La mise en place de coalitions CDU-AfD est encore taboue, mais quelques failles apparaissent. A peine élu à la présidence du parlement régional de Saxe, le CDU Christian Hartmann n'a pas fermé la porte à une union de circonstance avec le parti d'extrême droite, avant d'être recadré par Angela Merkel. "Tout dépend de la montée en puissance de l'AfD, actuellement revenue à une phase lente de progression", estime Patrick Moreau.
Le chercheur imagine toutefois deux scénarios qui pourraient doper l'AfD. Le premier est une crise industrielle et économique liée aux choix américains. Le second est un changement de la politique turque qui favoriserait l'entrée de migrants en Europe : "Vous auriez alors des réactions épidermiques dans la population", selon Patrick Moreau.
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