Franceinfo - le mardi 3 juillet 2018
Ils assistent à une agression ou à un accident mais ne font rien : on vous explique le "bystander effect"
Une femme accouche dans une rame de RER et seulement deux personnes parmi les nombreuses présentes lui viennent en aide. Une autre se fait sexuellement agresser sur un quai de métro et aucun des dix témoins ne réagit... Etonnant ?
Des chercheurs en psychologie sociale ont théorisé le "bystander effect", pour expliquer pourquoi certaines personnes ne réagissent pas quand elles sont témoins d'un accident ou d'une agression. (CRISTIAN BORTES / EYEEM / GETTY IMAGES / AFP)
Il est environ 11 heures, ce lundi 18 juin. Les passagers du RER A arrivent en gare d'Auber, lorsque des gémissements commencent à se faire entendre à l'étage supérieur de la rame. Lamata Karamoko vient de perdre les eaux et s'apprête à accoucher dans le wagon. "Personne n'est allé voir pourquoi cette dame gémissait, ce qu'il se passait, témoigne Eliane, qui a assisté à la scène, dans Le Parisien. Et puis tous les gens sont descendus sans apporter de l'aide." Avec une autre passagère, elle tente d'épauler la jeune maman.
Et vous, qu'auriez-vous fait ? Accidents, malaises, agressions... Ces dernières années, la presse s'est fait l'écho à de nombreuses reprises de la passivité des témoins de certains faits-divers. Ce phénomène a un nom : le "bystander effect".
"Plus on est nombreux, moins on va réagir"
Le concept émerge après le meurtre de Kitty Genovese en 1964. Cette New-Yorkaise de 28 ans est agressée, violée et poignardée en pleine rue dans un quartier tranquille du Queens, vers 3 heures du matin, alors qu'elle rentrait du travail. Le lendemain, la presse (en anglais) dénonce le silence des 38 témoins qui auraient assisté, depuis leur domicile, à la lente agonie de la jeune femme. Si le nombre de témoins a par la suite été contesté, des scientifiques se sont emparés de ce cas pour interroger la réaction – ou l'absence de réaction – des témoins.
Bibb Latané et John Darley, deux chercheurs américains en psychologie sociale, ont mis en lumière l'existence de ce "bystander effet", ou "effet spectateur". En laboratoire, un participant est installé dans un box, avec un système d'interphone. Un complice, présent dans la discussion, simule alors une crise d'épilepsie. Les chercheurs constatent que si le participant pense être le seul interlocuteur de la victime, il aura davantage tendance à intervenir. Par contre, s'il est dans une discussion de groupe et que les autres ne réagissent pas, c'est le contraire.
"L'effet spectateur, c'est le fait que plus il y a de témoins, moins on est poussé à agir parce que la réaction individuelle est influencée par celle des autres", explique Olivia Mons, porte-parole de la fédération France Victimes, à franceinfo. Lorsqu'un groupe de personnes assiste à une scène de détresse, un phénomène de "dilution de la responsabilité" opère. Ainsi, "plus on est nombreux, moins on va réagir", affirme Martine Batt, professeure de psychologie à l'université de Lorraine. Est-ce que j'interprète bien ce qui est en train de se passer, ou bien peut-être que j'exagère ce que je vois ? Pourquoi réagirais-je, alors que les autres ne le font pas ? Est-ce que je suis légitime à intervenir ou est-ce que je vais être ridicule ? Toutes ces interrogations retardent le temps d'action, voire empêchent toute intervention des témoins.
Lorsque quelqu'un est le seul spectateur des faits, "il peut y avoir une espèce de calcul qui va se faire", explique Peggy Chekroun, professeure de psychologie sociale à l'université de Paris Nanterre. Il opère alors, "assez automatiquement, rapidement et pas forcément de manière consciente", la balance "coût-bénéfice" de sa propre intervention. Ces facteurs peuvent être personnels ("Vais-je perdre du temps ?") ou collectifs ("Que va-t-on penser de moi si je n'interviens pas ?"). "La réponse va sortir en fonction de ce calcul", conclut l'enseignante.
Sans compter la peur que peut inspirer une situation surprenante et inhabituelle. "C'est une émotion très puissante qui peut être vraiment inhibitrice d'une aide", rappelle Olivia Mons.
"J'ai été témoin d'un viol et je n'ai pas bougé"
"Je suis coupable de non-assistance à personne en danger", reconnaît Aurélia Bloch, dans son documentaire du même nom, diffusé le 8 décembre 2015 sur France 5. Un dimanche d'avril 2004, elle s'installe dans son train apparemment vide, en direction de Paris. Les voix d'une femme et de plusieurs hommes s'élèvent dans la rame. Elle ne les voit pas, mais entend des bruits de coups, la femme dire non et les hommes, ricaner. L'alarme du train est loin. "Elle ne demande pas d'aide", "elle est sûrement consentante", "j'ai peur de passer pour une folle"..."Je me posais plein de questions", raconte la journaliste à franceinfo. Elle se terre dans son fauteuil, le reste du trajet, "trente minutes figées, comme anesthésiée", commente-t-elle dans son film.
On est dans la culpabilité sans en parler. [...] C'était quelque chose de très enfoui, ça ne faisait pas l'objet d'une culpabilité quotidienne. à franceinfo
Jusqu'à l'affaire de Cécile P., en 2014. Sur un quai de métro lillois, cette jeune femme est sexuellement agressée par un homme aux alentours de 22h30. Autour d'elle, une dizaine de témoins, mais aucune réaction. L'affaire, très médiatisée, réveille les souvenirs d'Aurélia Bloch.
C'est une sorte d'exutoire. [...] C'était une façon, en comprenant pourquoi les témoins étaient passifs, de comprendre pourquoi je l'avais été. à franceinfo
Culpabilité, honte... Les témoins passifs vivent avec le poids de leur apathie. "On a parfois des personnes qui viennent nous voir en se sentant quasiment autant victimes que la victime directe", explique Olivia Mons. "Bien sûr que la société condamne la non-réaction, on dit toujours 'Moi j'aurais fait mieux', parce qu'on a le syndrome du sauveur... Mais il faut nuancer !", surenchérit-elle. A cause de ces mécanismes de psychologie sociale et de la peur paralysante d'une telle situation, elle appelle à "relativiser le côté 'je suis témoin et je me sauve parce que je suis lâche'".
Mais pour les victimes, cette apathie de la part des témoins est désastreuse. Elle peut être ressentie comme une double peine : "La peine d'avoir été agressé et la peine surtout de ne pas avoir de valeur aux yeux des autres et d'être rien", analyse Aurélia Bloch, lors de son passage dans l'émission "C à vous", en décembre 2015.
L'article 223-6 du Code pénal prévoit une peine de cinq ans de prison et une amende de 75 000 euros pour non-assistance à personne en danger. Mais peu de témoins passifs sont poursuivis en justice : "C'est quelque chose sur lequel on n'a pas beaucoup de jurisprudence", explique Jean-Philippe Vauthier, professeur de droit à l'université de Guyane. Le procureur de Lille avait, dans un premier temps, envisagé des poursuites dans l'affaire de Cécile P., avant d'abandonner, faute d'informations suffisantes sur les témoins.
La non-assistance à personne en danger existe "pour combattre l'égoïsme sans imposer l'héroïsme", rappelle Jean-Philippe Vauthier. "Il faut que l'intervention soit sans péril pour moi ou pour les autres, décrypte le spécialiste. Tout va dépendre du mode d'action choisi. On ne va pas forcer quelqu'un à intervenir directement, mais si la personne n'appelle pas les secours, ça pourra lui être reproché."
"Il y a différents degrés d'action"
Comment lutter contre notre inclinaison à rester inactifs ? Qu'il s'agisse d'un accident de la route, un malaise dans la rue ou du harcèlement dans les transports, des attitudes peuvent permettre de contrer l'apathie des témoins. "Il y a différents degrés d'action. Tirer une sonnette d'alarme à quai, avoir une intervention active en cas de harcèlement... ça peut être aussi un simple sourire, se lever ou se rapprocher... ça peut aider, le fait de montrer par un moyen ou un autre une sorte d'empathie avec la victime", argue Olivia Mons.
Il suffit d'une toute petite étincelle et c'est tout le groupe qui s'élève contre l'agresseur. [...] Le but ce n'est pas de faire de chacun d'entre nous un super-héros, mais juste de savoir que l'union fait la force. à franceinfo
La connaissance de "l'effet spectateur" pourrait en limiter les conséquences. "On peut éduquer très tôt contre ses effets, expliquer comment appeler à l'aide et faire des enseignements sur les effets de groupe", prône Martine Batt. Aurélia Bloch en est persuadée, "si c'était à refaire, [elle] ne referai[t] pas du tout de la même façon" : "À l'époque, je ne savais pas du tout quoi faire. [...] En fait, je pense que j'étais comme la plupart des personnes qui sont témoins. Je n'étais pas formée."
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