Franceinfo - le samedi 1er décembre 2018
"NOS CAMPAGNES SE MEURENT" : À TONNERRE, LES "GILETS JAUNES" FONT ACTE DE PRÉSENCE ET DE DÉSESPOIR
L'Auberge de la Macronne" vient d'être inaugurée, après une journée de travail : quelques palettes en bois recouvertes d'une grande bâche. L'abri temporaire dispose même d'un bar de fortune. Yves y sert une tournée de ratafia de Bourgogne, un apéritif artisanal local, ce jeudi 29 novembre. "Il faut bien qu'on se protège des intempéries, parce que je pense qu'on sera encore là à Noël", assure ce retraité. A quelques mètres, assis sur des bancs – montés avec les mêmes palettes de bois – un petit groupe salue les automobilistes en réponse à leurs coups de klaxon enthousiastes.
Sur ce rond-point de Tonnerre (Yonne), les "gilets jaunes", une petite trentaine ce jour-là, sont installés pour tenir. Certains sont mobilisés depuis le 17 novembre, d'autres depuis seulement quelques jours. "Les gens s'ajoutent au mouvement. On le voit bien, que leurs gilets sont tout neufs, et pas froissés comme les nôtres", note l'un d'eux, qui revient régulièrement depuis le début de la mobilisation. Avec des feux qui brûlent dans des cuves, pour ne pas noircir le sol, il y a de quoi se tenir chaud, au rond-point d'Auchan. Les automobilistes agitent leurs gilets jaunes, posés bien en évidence sur leur tableau de bord. Ils sortent discuter quelques minutes, offrent des pâtes de fruits maison, des beignets, du chocolat, du crémant...
Ici, les "gilets jaunes" ne bloquent pas la circulation. Pas question de mettre dans le pétrin des conducteurs en route pour le travail. Il s'agit de faire acte de présence, et de désespoir.
Un rassemblement de "gilets jaunes" devant le centre des finances publiques de Tonnerre (Yonne), le 29 novembre 2018. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
"ON A TIRÉ SUR LA CORDE JUSQU'AU BOUT"
Tes caisses vont résonner comme nos frigos." A la peinture rouge, les "gilets jaunes" ont repeint les pavés devant le centre des finances publiques de Tonnerre. L'établissement est fermé depuis le début de la semaine, par arrêté préfectoral. Devant la grille baissée, étudiants, mères de famille et retraités montent la garde.
Vêtus de leurs gilets réfléchissants, ils se montrent, et espèrent être vus par un gouvernement qui "ne voit que les riches", selon Stéphanie, une aide-soignante à domicile qui gagne 1 000 euros par mois, avec deux enfants à charge. "Il y a des gens qui n'ont plus rien dans leurs frigos le 20 de chaque mois et ça, le gouvernement ne l'entend pas, n'arrive même pas à l'imaginer", déplore Christophe, à l'origine de la création de la page Facebook "89 Gilets jaunes", un mouvement qui selon lui rassemble "des gens de 18 à 80 ans, de toutes classes sociales et de tous corps de métier".
"On a tiré sur la corde jusqu'au bout, mais la hausse des taxes sur les carburants, ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase", explique Judicaëlle, une aide-soignante en maison de retraite. "On ne peut plus vivre", regrette Yves, dont la pension de retraite s'élève à 825 euros par mois. A ses côtés, Roger, 65 ans, se désole.
C'est plus de la vie, c'est de la survie !
Roger, "gilet jaune" à Tonnerre (Yonne)
Cette phrase se répète en écho dans les rangs des "gilets jaunes", même parmi les actifs. "Parfois j'aimerais bien manger des fruits et des légumes frais, de la viande, du poisson. Et puis je vois le prix d'une aubergine et je finis avec une boîte de conserve toute prête, à moins d'1 euro, décrit Judicaëlle. Heureusement, moi, je peux manger au travail. J'y prends aussi ma douche, pour économiser l'eau."
Sa tante, Stéphanie, elle aussi aide-soignante, mais à domicile, explique qu'elle mange dans sa voiture été comme hiver pour économiser des kilomètres. "Je ne sais même pas pourquoi on existe, parfois", lâche-t-elle, amère.
Toutes deux se disent inquiètes pour leurs aînés. "On a des cas de plus en plus lourds à traiter à domicile car les maisons de retraite sont inabordables et il y a de moins en moins de soins palliatifs. Combien de personnes est-ce que j'ai vu mourir en souffrant parce qu'elles n'avaient pas les traitements adaptés ? (...) Les gens ne peuvent même pas mourir dignement." Depuis le début du mouvement, les deux femmes passent leurs journées de repos auprès des manifestants.
Un "gilet jaune" à Tonnerre (Yonne), le 28 novembre 2018. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
"ON NE PEUT PAS NOUS ENLEVER BEAUCOUP PLUS"
C'est un ras-le-bol généralisé, de tout le temps payer et d'être pris pour des moins que rien" : retenue par son travail, Charlotte Mulot n'a pas pu se rendre, ce jeudi, devant le centre des impôts. Mais elle suit la mobilisation à distance, grâce aux réseaux sociaux, et rejoint ses camarades quand elle peut. La jeune femme dit bien vivre, et ne pas avoir, pour l'instant, de problème d'argent. Mais elle se bat, dit-elle, contre la hausse des taxes qui visent une classe moyenne qui s'appauvrit. "Notre confort de vie est en train de se rétrécir, on vit déjà moins bien que nos parents, et on s'est déjà mis dans la tête qu'on n'aura pas de retraite", expose la jeune femme.
Les riches, eux, restent riches. Mais la classe moyenne, alors ?
Charlotte, "gilet jaune" à Tonnerre (Yonne)
Nous sommes ceux qui payons le plus de taxes et on n'a pas le droit à grand-chose comme aides. Alors on est dans la rue parce qu'on ne peut pas nous en enlever beaucoup plus, de toute façon", note-t-elle. Dans une ville comme Tonnerre, où le chômage atteint 24%, selon l'Insee, et le taux de pauvreté, 26%, l'injustice fiscale se fait ressentir par rapport aux plus riches, mais aussi par rapport aux plus pauvres, qui bénéficient des minimas sociaux. Ici, 6% de la population est allocataire du RSA, indique la CAF, c'est plus du double du niveau national.
"L'assistanat, il y en a marre" : c'est l'une des rengaines des "gilets jaunes"tonnerrois. "Je ne veux pas leur jeter la pierre, parce que moi j'ai eu beaucoup de chance, j'ai été très soutenue par ma famille qui m'a toujours poussée à travailler et à mettre de l'argent de côté, concède Charlotte. Moi-même, j'ai profité du système. Je n'ai commencé à chercher du travail que quand je ne touchais plus le chômage. Mais, en fait, pourquoi chercher du travail, quand on nous donne de l'argent ? Résultat, ici, il y a des gens qui n'ont jamais travaillé de leur vie", affirme-t-elle.
"Le travail est tellement mal valorisé que cela te pousse soit à ne pas bosser, soit à travailler au black", témoigne Stéphanie, rencontrée devant le centre des finances publiques, qui se souvient d'avoir reçu cet été une prime de 2 euros versée par le conseil départemental. "On a bien rigolé. Tu peux t'acheter quoi avec ça ? Une baguette de pain."
Un panneau délabré pour valoriser la zone d'activité industrielle du Tonnerrois se tient devant les anciens locaux de l'entreprise J2T Thompson, qui a fermé ses portes en 2002. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
"LES POPULATIONS SONT PARTIES AVEC LES EMPLOIS"
L'usine Thomson, qui faisait des magnétoscopes, et employait 1 500 salariés, la fromagerie Paul-Renard, l'entreprise Lafarge, Melisey Electronic... Ça a été une succession continue de départs", énumère Dominique Aguilar. Dans son bureau, la maire UDI de Tonnerre cite toutes les entreprises qui ont fermé ces dernières années dans la région. "Evidemment, les populations sont parties avec les emplois", déplore-t-elle. La ville de 4 700 habitants en a perdu 1 500 ces 20 dernières années, selon la maire.
"Nos campagnes se meurent. Ceux qui peuvent travailler partent", observe aussi Charlotte, Tonnerroise d'origine et gestionnaire de paie dans un cabinet comptable à Auxerre, à 45 kilomètres de là. La jeune femme, elle, a décidé de rester sur place, où vit sa famille, et de faire des allers-retours quotidiens.
En restant, on s'enterre un petit peu. Mais si on a envie, nous, de rester dans nos campagnes ?
Charlotte, "gilet jaune" à Tonnerre
Encore faut-il disposer d'une voiture, et d'un permis de conduire. Thibaut Denis, 29 ans, n'a pas cette chance. Armé seulement d'un brevet des collèges, il a dû quitter son précédent emploi, à Migennes, à 45 km de Tonnerre, car il s'est fait arrêter alors qu'il roulait sans permis pour aller au travail. "On me l'avait retiré, et je devais débourser 900 euros pour le récupérer. C'est quasiment le prix d'un permis complet, note-t-il. Du coup, je me suis retrouvé sans emploi alors que j'étais sur le point d'obtenir un CDI. C'est dommage, parce que je suis un bon bosseur", dit-il, souriant et mobilisé sur le rond-point où sont installés les "gilets jaunes", mercredi à 9 heures du matin. Thibaut a ensuite dormi à la rue pendant deux mois avant de se voir attribuer un logement social. Il continue de chercher un emploi. En vain jusqu'à présent.
L'association Club Mob, basée à Auxerre, essaie de répondre à ce besoin de mobilité dans le département, et met à disposition un parc de 25 voitures et d'une cinquantaine de deux-roues aux demandeurs d'emplois. Une aide nécessaire, mais visiblement insuffisante. "Comme notre parc est quand même limité, on a des retours de gens qui nous disent qu'ils ont vu telle ou telle mission d'intérim leur filer sous le nez parce qu'ils n'avaient pas de véhicule pour s'y rendre", explique Éléonore Bernier, la responsable de l'agence.
La voiture, c'est à la fois un luxe et notre moyen de vivre. Si tu n'en as pas, et que tu n'as pas de travail dans ta ville, tu es mort.
Charlotte, "gilet jaune" à Tonnerre (Yonne)
Soit les gens peuvent se permettre de faire des trajets quotidiens, soit ils partent. Sur le rond-point d’Auchan, à la sortie de Tonnerre, se sont retrouvées Cassandra et Gwendoline, 19 et 18 ans. Après avoir travaillé en grande surface, Cassandra a finalement trouvé un emploi en école maternelle à 30 kilomètres de Tonnerre. Pour Gwendoline aussi, le futur est ailleurs. "Dès que j'ai le permis, je vais à Auxerre. Il n’y a pas d’avenir ici."
Pour la jeune femme, il suffit de prendre pour exemple les commerces du centre-ville qui ferment les uns après les autres, certains pour ne jamais rouvrir. "Dans les derniers mois une boulangerie, un magasin de vêtements et un chausseur ont fermé, tous côte à côte, renchérit Cassandra. Ça nous a fait un sacré vide".
Dans les derniers mois, une boulangerie, un chausseur et un magasin de vêtements ont mis la clé sous la porte à Tonnerre (Yonne). (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
Un avis totalement partagé par les personnes croisées dans les rues de la ville. "Comment voulez-vous que les jeunes restent ?", s'interroge un expert antiquaire. "A mon époque, il y a 50 ans, la ville était très riche. Là, vous descendez la rue principale, et c'est un spectacle désolant. Le fleuriste compte fermer ses portes en décembre. C'est la dégringolade, Tonnerre se meurt", se désole cet amoureux de la cité bourguignonne.
Le parc immobilier de la ville témoigne de ces évolutions. La mairie a déjà détruit une barre de logements sociaux, et prévoit d'en détruire une deuxième en 2019. En centre-ville, les panneaux "A vendre" s'alignent les uns à côté des autres sur les façades délabrées. Il ne reste que des carcasses de l'opulence passée de Tonnerre, des immeubles entiers abandonnés. Derrière les vitres brisées, les seules traces de vie sont des montagnes de déchets laissés là par des squatteurs.
Après une assemblée générale des "gilets jeunes" de l'Yonne à Auxerre, Charlotte Mulot, emmitouflée dans des pulls et son gilet jaune, scrute les bâtiments désolés de sa ville natale. "Cela vous donne envie de vivre ici, vous ?"
Après une assemblée générale des "gilets jeunes" de l'Yonne à Auxerre, Charlotte Mulot, emmitouflée dans des pulls et son gilet jaune, scrute les bâtiments désolés de sa ville natale. "Cela vous donne envie de vivre ici, vous ?"
Yves, retraité et "gilet jaune" à Tonnerre (Yonne), le 28 novembre 2018. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
"ON EST EN TRAIN DE TUER NOS CAMPAGNES"
Nous, on n'a pas envie d'aller vivre en ville. Mais plus ça va, et plus la santé se dégrade", déplore Fatima, infirmière de Tonnerre, qui enfile aussi son gilet jaune et rejoint le mouvement entre deux services à l'hôpital. L'établissement de santé est devenu le plus grand employeur de la ville, avec environ 560 salariés. Transformé par la force des choses en poumon économique, l'hôpital offre surtout des services vitaux aux habitants du Tonnerrois, qui devraient, autrement, parcourir au moins 45 kilomètres pour atteindre l'hôpital le plus proche à Auxerre.
En début d'année, l'Agence régionale de santé de Bourgogne-Franche-Comté a envisagé de fermer les urgences de nuit. Face à la mobilisation des Tonnerrois, le service est finalement resté ouvert, mais n'est plus assuré que par un seul médecin. Un épisode qui a laissé aux habitants la désagréable impression de devoir se battre pour le moindre service public.
"Si le médecin doit se déplacer en Smur [service mobile d'urgence et de réanimation] pendant la nuit, il n'y a plus d'urgentiste à l'hôpital, constate Fatima. On a de moins en moins de moyens et on nous demande de plus en plus d'efforts." Une situation aberrante, à ses yeux, alors que la population tonnerroise vieillit : "Préserver les urgences, c'est une question de vie ou de mort."
Le service d'urgence de nuit du centre hospitalier de Tonnerre ne fonctionne plus qu'avec un seul médecin. (LOUISE HEMMERLE / FRANCE INFO)
A Tonnerre, le service des urgences est le dernier de l'hôpital à être menacé, après la fermeture du centre opératoire en 2006 et de la maternité en 1995. Restent un Ehpad et quelques services de consultations spécialisées. Mais pas tous. "Je dois emmener mes enfants à Auxerre pour voir un dermatologue, et jusqu'à Troyes pour voir un orthodontiste", s'agace Fatima.
Cette mère de famille ne s'inquiète pas seulement pour la santé de ses enfants, elle se pose aussi des questions sur leur scolarisation. "On a des suppressions de postes d'enseignants, on n'a plus de psychologue scolaire, on n'a plus de médecin scolaire. Tous les ans, on nous ferme deux, trois classes dans le Tonnerrois", explique Nagya Karrandou, la sœur de Fatima, membre de l'association de défense et de développement des écoles du Tonnerrois.
On est en train de tuer nos écoles et nos campagnes, il n'y a plus rien, observe Nagya, visiblement dépitée. Cette année, on risque de nous fermer six classes, parce que les effectifs ne sont pas assez élevés, pour la communauté de communes. On en est conscients que les effectifs baissent, mais en même temps, en haut, les gens ne font rien pour rendre le Tonnerrois attractif, donc forcément les gens ne restent pas."
Qu'on fasse passer l'argent avant le bien-être de nos enfants, c'est inadmissible à entendre Nagya Karrandou, membre de l'association de défense et de développement des écoles du Tonnerrois
La maire, qui a perdu le contrôle de ses écoles au profit de la communauté de communes, explique qu'elle doit jongler pour essayer de maintenir la qualité des services publics, avec des dotations qui diminuent, des emplois qui disparaissent, et une population en baisse. L'édile qui dit "comprendre parfaitement les 'gilets jaunes'" tente elle aussi de faire entendre la voix de la ruralité, comme la semaine dernière au congrès des maires de France."Le gouvernement doit entendre ces revendications. On ne peut pas nous laisser sur le bord de la route", affirme Dominique Aguilar
On ne peut pas laisser la ruralité devenir le tiers-monde de la France.Dominique Aguilar, maire UDI de Tonnerre (Yonne)
Une ruralité qui n'oublie pas le dérèglement climatique, alors qu'elle se trouve elle-même en première ligne : "Nous sommes fin novembre, et l'arrêté sécheresse ici est toujours en cours", explique la maire de Tonnerre. "L'environnement est l'affaire de tous, mais il n'y en a pas qui doivent payer plus que les autres", estime-t-elle.
Au rond-point d'Auchan, à la sortie de la ville, Yves, derrière le bar de L'Auberge de la Macronne, pense lui aussi à l'environnement, lui qui manifestait déjà en 1973 contre le nucléaire. "Je suis loin d'être un hypersensible, mais les questions écologiques, ça me mine. Quelle planète est-ce qu'on va léguer à nos enfants ?" s'interroge-t-il, posté à quelques mètres d'une camionnette qui affiche un demi-million de kilomètres au compteur. "Je sais que ça pollue mais je n'ai pas les moyens d'en changer", regrette celui qui se dit déterminé à continuer d'occuper son bout de rond-point pour rendre visible "les maux ruraux".
Récit : Louise Hemmerlé
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