Franceinfo - le vendredi 29 novembre 2019
Irak : six questions pour comprendre un mouvement de contestation inédit et réprimé dans le sang
Alors que plus de 400 personnes ont été tués en deux mois, le Premier ministre irakien, Adel Abdel Mahdi, a annoncé vendredi qu'il allait présenter sa démission au Parlement
Un manifestant irakien, à Najaf, mardi 26 novembre 2019. (HAIDAR HAMDANI / AFP)
Un mouvement de contestation embrase l'Irak depuis le 1er octobre. La révolte populaire s'est propagée à Bagdad, la capitale, mais aussi dans les bastions chiites de Najaf et Kerbala, ainsi que dans les villes du Sud du pays, comme Nassiriya. En deux mois, elle a fait près de 400 morts et plusieurs milliers de blessés, selon le décompte des agences de presse AFP et Reuters, qui s'appuient sur des sources policières et hospitalières. Pour la seule journée du jeudi 28 novembre, 43 personnes on été tuées, tombées sous les balles des forces de sécurité.
Sous la pression, notamment du très écouté ayatollah Ali al-Sistani, le Premier ministre irakien, Adel Abdel Mahdi, a annoncé vendredi qu'il allait présenter sa démission au Parlement.
Après la chute du régime baasiste de Sadam Hussein et l'invasion américaine, en 2003, puis le départ de ces troupes en 2011 et l'implantation, trois ans plus tard, de l'organisation Etat islamique, défaite à partir de 2017, l'Irak n'a connu que violences et troubles successifs. Or, ce mouvement populaire, qui fédère plusieurs strates de la société irakienne, pourrait marquer le début de la fin de cette page de l'histoire politique irakienne ouverte il y a seize ans.
Que se passe-t-il depuis deux mois ?
Tout a commencé le 1er octobre. Ce jour-là, plus d'un millier de manifestants se rassemblent à Bagdad et dans le Sud du pays pour manifester contre la corruption, le chômage et la déliquescence des services publics. Déclenchées par des appels sur les réseaux sociaux, les manifestations sont dispersées avec des canons à eau, des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc, puis par des tirs à balles réelles. Dès le lendemain, les autorités ferment la zone verte, ce quartier de la capitale où siègent les plus hautes institutions et l'ambassade américaine, et instaure un couvre-feu. Le 3 octobre, les blindés des forces spéciales repoussent la foule, tandis que les forces de l'ordre tirent sur le sol des balles qui ricochent sur les manifestants.
Les manifestations réclamant "la chute du régime" sont réprimées dans le sang et internet est coupé dans une grande partie du pays. Fin octobre, au moins 63 personnes sont tuées en moins de 48 heures, en majorité dans le Sud, où les manifestants attaquent ou incendient des QG de partis, de responsables politiques et de groupes armés.
Après des réunions sous l'égide du puissant général iranien Qassem Soleimani, les partis au pouvoir se mettent d'accord, début novembre, pour maintenir le gouvernement Abdel Mahdi en place et en finir avec la contestation, quitte à recourir à la force. A Bagdad, les manifestants se sont emparés d'un immeuble à l'abandon, le "restaurant turc", devenu le QG de la contestation, et occupent la place Tahrir ainsi que des ponts du centre-ville. Barrages routiers, blocages, sit-in... Dans le Sud du pays, des administrations sont fermées et des consulats iraniens attaqués par les manifestants. Ainsi, en dépit d'une répression sanglante, la contestation s'implante et s'organise.
Qui sont les manifestants ?
"Semblable communion n'avait pas été observée en Irak depuis la révolte de 1920 contre l'occupation britannique !", s'enthousiame l'écrivain irakien Sinan Antoon, cité par Le Monde. Et pour cause : le mouvement est particulièrement hétérogène. Pour Adel Bakawan, directeur du Centre de sociologie de l'Irak (CSI) à l'université de Soran et interrogé par France 24, la mobilisation rassemble des jeunes nés autour de l'an 2000 qui "n'ont connu qu'un Irak traversé par la 'milicisation' et la systématisation de la corruption", des "élites intellectuelles issues de la société civile", lesquelles "essayent de transformer la contestation en mouvement social" et, enfin, des partisans de l'opposition.
Les jeunes, particulièrement touchés par le chômage, sont en première ligne. Des jeunes marchands de fruits et légumes côtoient ainsi des étudiants sunnites ou des ingénieurs kurdes, décrit un reportage du Monde dans les étages en béton du "restaurant turc". Sunnites, chiites, chrétiens, yézidis, kurdes, étudiants, mais aussi étudiantes... La mobilisation rassemble au-delà des clivages habituels de la société irakienne, clivages entretenus par des années de confessionalisme politique (un système qui répartit le pouvoir proportionnellement entre les communautés religieuses, accusé de favoriser la corruption et le clientélisme).
Les manifestants, quelles que soient leurs origines ou leur religion, assurent donc se rassembler derrière le seul drapeau irakien. A Bagdad, une seule revendication s'affiche sur les tee-shirts et les fresques, écrit Le Monde : "Je veux une nation !"
Que veulent-ils ?
"Depuis 2011, aucune des demandes des manifestants n'a été entendue, qu'il s'agisse de l'accès à l'électricité, à l'eau, à des services ou à des opportunités d'emploi, explique au Monde Sinan Antoon. "Ce régime n'a pas de programme de réformes. Beaucoup de scandales de corruption sont désormais connus de tous", ajoute-t-il. L'Irak est en effet l'un des pays les plus riches de la planète en pétrole, mais aussi l'un des plus corrompus. Un habitant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté tandis qu'officiellement, 410 milliards d'euros ont été détournés ces seize dernières années (soit deux fois le PIB du pays). Les manifestants réclament donc le renouvellement du système et de la classe dirigeante.
"Leurs manifestations sont autant d'appels à une vie digne", abonde dans Libération la politologue Myriam Benraad, spécialiste de l'Irak.
Quelle est la réponse du pouvoir ?
Dès le 6 octobre, le gouvernement d'Adel Abdel Mahdi, en place depuis à peine un an, a annoncé des mesures sociales. Une aide au logement et une allocation de pension aux jeunes sans emploi, mais aussi la construction de 100 000 logements et ordonne l'installation de halles pour les vendeurs ambulants, dans une tentative de créer des emplois. Pour Loulouwa al-Rachid, du Carnegie Middle East Center, ces réponses relèvent davantage du "déni" que de la promesse : l'Irak est "un Etat rentier qui n'a pas d'économie productive, où le secteur privé ne crée pas d'emplois (...)", explique-t-elle à Libération, pointant une promesse "matériellement impossible".
Ainsi, "le système est aux abois", explique dans un autre entretien à Libération la politologue Myriam Benraad. "Il est tellement dans l'incapacité de répondre aux demandes de la population que sa seule issue est de recourir à la répression violente." "La férocité de cette répression est à la mesure de la panique des cercles dirigeants face à une contestation qui remet en cause le principe même de la répartition confessionnelle du pouvoir", analyse enfin l'historien Jean-Pierre Filiu sur son blog, hébergé par lemonde.fr.
Officiellement, le gouvernement s'est d'abord déclaré ouvert à des discussions avec les manifestants. Mais en pratique, les violences, arrestations et enlèvements se poursuivent. Cette escalade fait suite à des discussions entre responsables irakiens et iraniens et à une réunion entre le Premier ministre et de haut gradés militaires, explique le quotidien libanais Daraj, traduit par Courrier International. Après l'attaque du consulat iranien de Najaf, incendié par les manifestants, les autorités ont procédé, jeudi 28 novembre, à un nouveau tour de vis. Le commandement militaire irakien a annoncé avoir dépêché des militaires pour appuyer les gouverneurs dans plusieurs provinces du Sud. "Une cellule de crise a été mise en place sous la supervision des gouverneurs" pour "imposer la sécurité et restaurer l'ordre", annonce un communiqué.
Qui mène la répression sanglante ?
Selon le chercheur Hosham Dawod, interrogé par Le Point, la répression est menée par des groupes armés constitués à l'époque de l'ancien Premier ministre chiite Nouri al-Maliki et "recrutés selon leur appartenance locale et leur dévouement politique. Leur but est plus de protéger le régime politique que la population", explique-t-il. "Ils ont été épaulés par des services de sécurité militaires, comparables à notre gendarmerie, mais aussi par des forces antiémeutes et des milices." Trois corps qui, explique-t-il, "dépendent du ministère de l'Intérieur irakien, qui est totalement noyauté depuis dix ans par la milice Badr [une structure proche de l'Iran]. D'autres milices, membres des unités de mobilisation populaire [et formées et armées par l'Iran], sont également derrière la répression des manifestants." Ces dernières témoignent de "la mainmise multiforme de Téhéran sur les institutions irakiennes", explique Jean-Pierre Filiu.
"Les manifestants n'ont pas face à eux, comme au bon vieux temps de Saddam, des troupes d'élite qui massacrent systématiquement et méthodiquement", ironise la spécialiste de l'Irak Loulouwa al-Rachid, citée par Libération. "Nous avons affaire à un Etat plus ou moins voyou qui se réfugie derrière des groupes paramilitaires ou miliciens, mais qui font partie intégrante de l'édifice étatique", fustige-t-elle.
Quel rôle joue l'Iran ?
"Iran dehors !" "Victoire à l'Irak !" Dans les manifestations, les slogans ne présentent aucune ambiguïté. L'attaque du consulat de la République islamique dans la ville de Najaf, bastion chiite visité chaque année par des millions de pèlerins iraniens, non plus. "Une écrasante majorité d'Irakiens s'estime malmenée par la présence massive d'Iraniens en Irak, notamment à travers les milices chiites", résume dans Le Point Hosham Dawod, qui pointe "un rejet de l'ingérence iranienne politique, idéologique et sécuritaire" par la société irakienne.
Car même de ce côté de la frontière, l'Iran est partout. Le 19 novembre, le quotidien américain New York Times et le site d'investigation The Intercept confirmaient que Téhéran menait une guerre d'influence chez son voisin en publiant de nombreux documents provenant du ministère des Renseignements iranien. Des fuites qui soulignent "la vaste influence" de l'Iran en Irak, en particulier depuis le départ des troupes américaines, il y a huit ans.
Ces documents détaillent enfin "des années de travail méticuleux par les espions iraniens pour coopter les leaders du pays, payer des agents irakiens (...) et infiltrer tous les aspects de la vie politique, économique et religieuse de l'Irak", écrit le NYT, cité par France 24.
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