le Progrès du dimanche 15 janvier 2017
POLITIQUE - CLOVIS, ROBESPIERRE, JEANNE D'ARC... À CHACUN SON PANTHÉON
Quand l'histoire devient un enjeu présidentiel
Les candidats à l'élection présidentielle utilisent tous l'histoire nationale, ses symboles, ses idoles. Des références qui leur permettent de véhiculer une idée de la France actuelle.
"Dans les livres aujourd'hui, on enlève Clovis, Jeanne d'Arc, même Voltaire et Rousseau !" Souvenez-vous, c'était il y a moins de deux mois. François Fillon vient d'assommer ses concurrents au premier tour de la primaire de la droite. Et, en plein débat d'entre-deux-tours, il s'emporte sur... l'enseignement de l'histoire de France.
L'assertion a ensuite été démentie par le ministère de l'Éducation nationale, mais peu importe. Derrière la défense de ces personnages du passé se cache une conception de l'histoire de France, c'est-à-dire une vision de la France actuelle et de son devenir.
Le baptême de Clovis en 498, c'est l'entrée en grande pompe du catholicisme dans le panthéon français. François Fillon promeut cette figure historique comme il proclame "je suis chrétien".
Jeanne d'Arc, figure plurielle
L'ancien Premier ministre de Sarkozy n'est pas le seul sur ce marché. Chacun à son champion historique, Robespierre pour Jean-Luc Mélenchon et Clemenceau pour Manuel Valls. Au leader de la France insoumise, Robespierre sert d'icône pour la révolution citoyenne qu'il appelle de ses voeux. Tandis qu'en mettant ses pas dans ceux de Clémenceau, Manuel Valls signifie qu'il est républicain - et partisan de l'ordre - avant d'être de gauche.
Sil l'homme nouveau de la course à l'Élysée, Emmanuel Macron, refuse le clivage droite-gauche, il n'échappe cependant pas à cette manie française pour l'Histoire. En mai 2016, alors ministre de l'Économie, il va rendre hommage à Jeanne d'Arc à Orléans. Dans un discours plein d'allusions à son propre parcours, il salue la figure héroïque qui a "fendu le système". Avec ce totem de l'extrême droite française, Emmanuel Macron brouille aussi les cartes.
Des historiens dans le débat public
Depuis près de 30 ans, le Front national célèbre en Jeanne d'Arc le symbole de la défense du pays contre l'envahisseur étranger. Mais c'est pourtant l'historien républicain Jules Michelet qui, au XIXe siècle, en a fait une héroïne patriote et aussi la fille du peuple. Il existe donc une Jeanne d'Arc de gauche et même d'extrême gauche. Le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd, fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), n'avait-il pas consacré un livre à "cette bergère devenue un chef militaire" (Jeanne, de guerre lasse, Gallimard, 1991) ?
Les historiens, parfois cités dans ces débats passionnés, en sont restés le plus souvent à l'écart. Aux politiques et polémistes les prises de position tranchées sur l'histoire de France, aux universitaires les froides exigences de la méthode. C'est à ce partage des rôles que l'initiateur du livre Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron, se refuse. Sans entrer dans le débat identitaire, il assume une ambition politique, celle de promouvoir une histoire de France ouverte, à mille lieues des identités figées. Un lourd défi. Jonathan Klur
Patrick Boucheron - Professeur au Collège de France, initiateur du livre "Histoire mondiale de la France"
"Une passion nationale"
"Ce serait pas trop de l'histoire du monde pour expliquer la France", écrivait Jules Michelet, le grand historien du XIXe. C'est fort de cette conviction que Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, a conçu une Histoire mondiale de la France (Seuil) : un parcours en 146 dates, des plus connues aux plus surprenantes, qui sans cesse nous invitent à franchir les frontières - dans les deux sens. Un parcours qui nous rappelle aussi, souligne Patrick Boucheron, combien cette histoire est une matière hautement politique.
Cette campagne présidentielle semble vouloir vérifier une vérité : l'histoire de France passionne et divise les Français...
Oui, l'Histoire est une passion nationale. Notre collectivité se façonne aussi dans notre rapport au passé, et ce rapport va nous diviser, autant que nous rassembler. Les historiens font parfois semblant de le regretter, mais ils ne sont pas du tout choqués, au fond, que la matière qu'ils travaillent soit soumise à débat. Ils avent eux-même que l'histoire ne se récite pas, elle s'écrit. Elle est à construire, et soumise à discussion, à critique.
Cette passion existe-t-elle chez nos voisins ?
Il y a en France une place spécifique de l'Histoire dans notre art de nous disputer. Elle est un constituant du débat public, au moins depuis les Lumières. Nos collègues européens, et davantage encore américains, sont toujours étonnés de l'écho médiatique de notre travail.
Et pourquoi ? L'histoire de l'Allemagne ou de l'Italie n'est pas moins riche...
Quitte à vous décevoir, je dois répondre que je n'en sais rien. La France est un pays comme les autres, et, en même temps, pas comme les autres... Elle a avec le monde une grande explication, elle a l'ambition ou l'illusion qu'elle contient parfois le monde tout entier, qu'un événement qui se passe à Paris a plus d'importance qu'un événement qui se passe n'importe où ailleurs.
L'origine de ce livre, au fond, c'est le 11 janvier 2015 (quand les dirigeants du monde entier ont défilé à Paris, après l'attentat contre Charlie)... Je sais aussi que, dans les manuels d'Histoire des autres pays, qui racontent d'abord leur propre histoire, il y a un moment, toujours le même, où l'on parle d'autre chose, c'est la Révolution française. C'est comme ça en Espagne, en Chine ou en Russie. La Révolution Française, avec deux majuscules, est un événement mondial.
Et l'Histoire est naturellement utilisée par tous les candidats...
L'art politique est de proposer un récit. Pas forcément du storytelling ni un grand récit national, mais un récit qui explique notre Histoire. On attend d'un candidat à la présidentielle qu'il nous raconte son récit, il est même préférable qu'il ait écrit (ou feint d'écrire) un livre d'Histoire. Il ne s'agit évidemment pas de dire aux politiques : faites ce que vous voulez de l'Histoire, mais c'est normal, cela fait partie de notre passion nationale. Il y aura bien sûr des récits différents, et tant mieux, la politique doit être dissensuelle. Je retiens de Machiavel que l'art politique n'est pas une technique pour construire un consensus, mais au contraire pour organiser le dissensus, et le pacifier.
Demander aux candidats leur idée de la France, c'est parler de "l'identité" de la France...
L'expression a été imposée aux historiens par les politiques. Et contrairement à une idée reçue, elle n'est pas ancrée à droite, elle est plutôt née à gauche, à la fin des années 70. Il faut dédiaboliser cette notion d'identité. Elle a été usée, instrumentalisée parfois vilainement quand on a créé un ministère portant son nom, mais les historiens doivent aujourd'hui répondre à la question qu'elle pose. Car si eu n'y répondent pas, d'autres le feront à leur place, avec d'autres intentions.
Cette identité est-elle chrétienne ?
C'est une réalité, la France appartient au monde chrétien. Ça ne veut pas dire que son identité soit uniquement chrétienne : il existe en France une minorité juive, une identité musulmane... Il faut comprendre aussi que ce christianisme se continue dans l'universalisme des Lumières : l'espérance révolutionnaire est une laïcisation d'un sentiment religieux. Ensuite, tout le XIXe siècle est une sortie de religion, qui débouche sur une spécificité française, la laïcité. La laïcité n'est pas une identité, c'est une loi, qui impose une neutralité religieuse à l'État et ses représentants, du président de la République à l'enseignant, mais pas au citoyen. Recueilli par Francis Brochet
Pour Histoire mondiale de la France, les 122 historiens qui ont participé au projet ramènent l'histoire de France à 146 dates. Sélection :
■ 52 avant J.-C. : la bataille d'Alésia
L'événement, sur lequel on sait peu, est surtout envisagé à travers sa postérité. La déroute des Gaulois face à César est devenue en France la "défaite glorieuse et nécessaire" par définition, celle que l'on évoque en temps de déclin.
■ 1105 : mort du rabbin Rachi dans sa ville natale de Troyes
Philosophe, poète, le rabbin champenois est l'un des premiers auteurs à utiliser dans ses écrits la langue française (telle qu'on l'entendait en Champagne). Un repère important de cette Histoire mondiale.
■ 1685 : révocation de l'édit de Nantes
La fin des dispositions d'Henri IV, qui avait octroyé aux protestants une certaine liberté de culte en 1598, est pensée comme "un événement européen". Les protestants sont contraints à l'exil et leur persécution suscite l'indignation en Europe.
■ 1921 : lancement du parfum N°5
La modiste "Coco Chanel" diversifie ses activités avec le parfum N°5, produit placé "sous le signe du style qu'elle incarne, minimaliste et élitiste". C'est un certain "idéal d'un luxe à la française" qui se propage alors dans le monde entier.
■ 2015 : le retour du drapeau
C'est la dernière date de cette histoire de France. Avec les attentats de janvier et de novembre, les trois couleurs gagnent les fenêtres française mais aussi les façades des plus grands monuments en Australie, en Allemagne, aux États-Unis, etc.
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