Franceinfo - le jeudi 17 octobre 2019
Tunisie : Kaïs Saïed est "conservateur sur le plan des convictions personnelles. Mais pour le reste, c'est un révolutionnaire !"
Le nouveau président tunisien apparaît souvent comme un mystère. Qui est-il et quel est son programme ? Rachida Ennaifer, qui a travaillé durant 20 ans à ses côtés à la faculté des sciences juridiques de Tunis, dévoile une partie de l'énigme à franceinfo Afrique
En ce 16 octobre 2019, à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, où Kaïs Saïed a enseigné comme professeur de droit constitutionnel, tous ses anciens collègues se congratulent. "C'est un moment heureux, plein d'espoir, magnifique !", dit une enseignante. Même si elle n'est "pas d'accord avec lui sur de nombreux points". Un enthousiasme partagé par Rachida Ennaifer, elle-même professeure. Cette ancienne journaliste au journal francophone La Presse, écartée par la dictature Ben Ali pour des raisons politiques au début des années 1990, a repris des études de droit avant d'entrer en 1999 dans l'équipe de Kaïs Saïed à la faculté. Tous deux travaillent en binôme. Lui donne les cours magistraux, elle est chargée des travaux dirigés. Leur collaboration va durer 20 ans. Dans cette interview accordée à franceinfo Afrique, elle précise qu'elle ne parle pas au nom du nouveau président. Et qu'elle "donne juste (son) point de vue".
franceinfo Afrique : vous êtes très proche de Kaïs Saïed. Le conseillez-vous ?
Rachida Enneifer :
je ne suis pas une conseillère, je suis une amie. J'ai participé à la longue gestation de son projet sur lequel nous avons beaucoup échangé. Aujourd'hui, je le soutiens.
Comment Kaïs Saïed s’est-il fait connaître ?
Ben Ali s'est enfui le 14 janvier 2011. Le 15, il y a eu une réunion des professeurs de droit de la faculté pour débattre de la transition juridique et constitutionnelle. Il y avait deux tendances : ceux qui voulaient réformer la Constitution de 1959 et ceux qui voulaient rompre avec ce texte en faisant élire une Assemblée constituante. J'étais dans ce deuxième camp animé par Kaïs Saïed. Nous avons expliqué ce projet aux juristes et à l'opinion publique. Et nous avons été entendus. Nous avons alors créé le Centre de Tunis de droit constitutionnel pour la démocratie. Il en était le président, moi la vice-présidente. Ce centre est un peu un think-tank. Nous avons fait du lobbying auprès de la constituante et rencontré de nombreuses personnes. Cette action a été assez médiatisée. Nous avons été très sollicités. Kaïs Saïed a aussi proposé de nombreux autres projets en matière éducative, économique...
Et son projet présidentiel ?
Jusqu'en 2018, il n'y a pas eu de projet. Mais il s'est décidé au vu de l'échec des gouvernements et la déliquescence du pouvoir. Au départ, on ne l'a pas pris au sérieux. Tout le monde avait oublié qu'il était à l'origine de l'actuelle Constitution !
Aujourd'hui, l'homme n'en reste pas moins une énigme. Il est souvent jugé rigide, sans émotion...
C'est une rigidité de façade. A la faculté, il avait une grande proximité avec les étudiants et il en était très aimé. Il est peut-être un peu timide. Il est très modeste, très humble. Et sous cet aspect se cache une grande sensibilité. C'est quelqu'un qui sait écouter. Résultat : tout en étant ferme, il arrive parfois à concilier les inconciliables.
C'est-à-dire ?
Par exemple, au moment où les forces politiques se sont installées dans un climat identitaire inextricable entre religieux et laïcs (sous le gouvernement dirigé par le parti d'inspiration islamiste Ennahdha entre 2012 et 2014, NDLR), Kaïs Saïed a alors conseillé de se référer à l'article I de la constitution de 1959. Lequel stipule que "La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la République". Kaïs Saïed a fait un grand développement sur l'impossibilité de l'Etat d'avoir une religion, sur le fait qu'il s'agissait de la religion du peuple. Il a alors réussi à convaincre aussi bien les progressistes qu'Ennahdha. Et la Constitution de 2014 a repris cette conception.
Aujourd'hui, certains des partisans de Kaïs Saïed veulent rompre avec la France. Qu'en pense le nouveau président ?
Ce ne sont pas des partisans, comme vous dites. Il faut faire la différence entre ceux qui le soutiennent et font partie du projet, les jeunes notamment, et ceux qui ont voté pour lui au second tour. Ces derniers sont très nombreux et l'on y trouve de tout.
Pour le reste, je ne peux pas parler en son nom. Je vous donne juste mon point de vue. Il a déclaré qu'il respecterait les accords internationaux de la Tunisie tout en veillant à préserver les intérêts réciproques. Quand il y a déséquilibre, il faudra rééquilibrer.
Est-ce par exemple le cas avec le contrat privilégié accordé depuis 1949 à la Compagnie générale des salines de Tunisie (Cotusal), filiale du groupe français Salins ? Un contrat souvent évoqué dans votre pays.
Oui. Dans certaines régions, comme à Zarzis (région du sud-est où l'on produit du sel, NDLR), la population tunisienne voit les richesses lui passer sous le nez. Il est donc temps de penser à des rééquilibrages. Mais pour autant, les relations entre la Tunisie et la France seront maintenues. La France est notre vis-à-vis au nord de la Méditerranée, comme l'Algérie à l'Ouest et la Libye à l'Est. On peut imaginer de nouveaux types de projets. Par exemple des investisseurs français venant s'installer dans des régions défavorisées, dont le sous-sol est riche. Je le répète : Kaïs Saïed entend se conformer à la légalité internationale, mais avec le souci que les intérêts réciproques soient respectés.
Certains de ses propos peuvent inquiéter. Ainsi dans l'entretien qu'il a réalisé avec vous, le journal "La Presse de Tunisie" rapporte que son discours sur le soutien à la cause palestinienne "a été mal interprété". En conséquence "nos concitoyens juifs tunisiens ne se sentent plus en sécurité, certains s'apprêtent à partir." Certains membres de sa mouvance "traitent René Trabelsi, le ministre (juif, NDLR) du Tourisme, de sioniste"...
Je ne sais pas d'où viennent ces informations. Ce sont de fausses informations. René Trabelsi est Tunisien, il a le droit d'avoir sa religion. Kaïs Saïed l'a rappelé pendant le débat (face à son adversaire Nabil Karoui, NDLR). Les juifs tunisiens sont nos compatriotes. Kaïs Saïed a raconté comment son propre père, pendant l'occupation allemande de la Tunisie (entre novembre 1942 et mai 1943, NDLR), prenait tous les jours Gisèle Halimi (la future avocate, NDLR) sur sa bicyclette pour la protéger des persécutions nazies. Gisèle Halimi, que je connais personnellement et avec qui j'ai mené des combats féministes. Nous avons, lui comme moi, vécu dans le multiconfessionnalisme. Ma mère avait beaucoup d'amis juifs qui sont partis en 1967 (au moment de la guerre des Six-Jours, NDLR).
Le problème, c'est le sionisme. Si Kaïs Saïed a fait la distinction entre les juifs et les sionistes, il a pris position en faveur de la cause palestinienne. On n'acceptera jamais que quelqu'un rentre en Tunisie avec un passeport israélien.
L'homme inquiète aussi parce qu'il est conservateur...
Sa particularité est d'être conservateur sur le plan des convictions personnelles. Mais pour le reste, c'est un révolutionnaire ! En ce qui me concerne, je ne suis pas d'accord avec ses positions pour la peine de mort, contre l'égalité homme-femme dans l'héritage.
Il est aussi opposé à la dépénalisation de l'homosexualité...
Chacun est libre à condition de ne pas porter atteinte à la morale dans l'enceinte de l'espace public.
Et sa position vis-à-vis des droits des femmes ?
Il est favorable à la consolidation des acquis. S'y attaquer, c'est pour lui une ligne rouge.
Il n'y aurait donc pas lieu d'être inquiet...
Au contraire ! Kaïs Saïed est une chance pour la Tunisie. C'est quelqu'un qui peut apporter beaucoup. C'est un intellectuel qui cherche un nouveau modèle pour le pays et qui interpelle le monde entier. Une nouvelle conception politique pensée par le peuple et qui doit être reprise par l'élite intellectuelle.
Est-il favorable à la poursuite des procédures judiciaires contre le clan Ben Ali-Trabelsi ?
Kaïs Saïed est conscient qu'on ne peut assurer la poursuite de ce type de processus que si l'on développe l'indépendance de la justice.
A vous écouter, on se dit que vous auriez peut-être envie de devenir ministre...
Jamais ! Pour moi, un ministre, c'est un fonctionnaire. Et être fonctionnaire, ce n'est pas mon fort ! Moi, j'ai envie de continuer à rêver et à enrichir le projet présidentiel. Je souhaite travailler sur des projets pour ma Tunisie (Certains interlocuteurs ont expliqué à franceinfo Afrique que Mme Ennaifer serait tout à fait désignée pour devenir membre de la future Cour constitutionnelle).
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